1. Le principe d’indifférence
J’ai traversé ma vie sans rien trouver qui retienne mon attention. Sans doute n’ai-je pas été un observateur suffisamment attentif. Je me contentais de donner le change. Certaines existences sont de somptueux ratages. D’autres d’éblouissantes réussites. Je suis demeuré dans une honnête moyenne. Je n’ai aucun crime à mon actif, juste de menus larcins. Égotiste, oui je l’étais. Et férocement. J’ai vécu selon un seul principe : le principe d’indifférence. Il m’a épargné bien des maux. Mais force m’est d’en convenir, à regret d’ailleurs, ce principe ne suffit pas à remplir une vie. Je ne saurai jamais de quelles extases il m’a privé. Peu importe d’ailleurs : quelle que soit la stratégie que vous adoptez, vous finissez échec et mat. Les quelques pièces qui demeurent sur mon échiquier, mettons un pion et un fou, ne me permettent plus de sortir vainqueur de cette ultime partie. Je ne m’en attriste ni ne m’en réjouis, trop conscient qu’en définitive personne n’a jamais la clé de son destin. L’obscurité nous enveloppe, avant de nous enlever. À tout jamais ? Qui peut le dire ?
2. Une pagode en flammes
J’ouvre au hasard un journal et je tombe sur cette phrase : « Ne te considère pas comme un maître de la foi, mais comme un serviteur de la joie. » Ni l’un ni l’autre, ai-je envie de répondre. Dépourvu de foi, je le suis tout autant de joie. Je suis ce vieux moine solitaire dans une pagode en flammes qui observe l’étendue du désastre sans y prendre part.
Depuis longtemps déjà, j’ai atteint mes limites. Je décline. Je n’attends plus rien de moi. Je me survis. Alors, pour ne pas sombrer, je fais « comme si ». Comme si j’étais encore fringant. Comme si quelqu’un se souciait encore de mon opinion. Comme si j’étais encore un acteur de mes films préférés, ceux de Fritz Lang, d’Erich von Stroheim ou de Billy Wilder, mes chers Viennois. D’ailleurs, j’ai toujours été attiré par la philosophie du Als Ob du philosophe néokantien Hans Vaihinger (à ne pas confondre avec Otto Weininger). Vivre, n’est-ce pas faire comme si l’on vivait ? Comme s’il y avait quelque chose à comprendre, à entreprendre, à gagner ou à perdre ?
3. Les convictions sont des prisons
Sur ce thème, il y a un essai à lire : Le « comme si ». Son auteur, Christophe Bouriau, est un joueur d’échecs qui a adopté la philosophie du « comme si » pour améliorer ses performances lors des tournois. Il prétend mieux jouer quand il imagine être le meilleur, tout en sachant très bien que ce n’est pas le cas. Dans l’ordre du savoir comme dans celui des comportements humains, tout est fiction. Pourquoi pas ? À condition de reconnaître la fiction pour ce qu’elle est : une construction hypothétique qui nous est indispensable pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de nos existences.
Alfred Adler, un des premiers disciples de Freud et lecteur attentif de Vaihinger, estimait pouvoir reconnaître les malades mentaux au seul fait qu’ils prenaient les fictions pour des dogmes. Mais dès lors que la fiction – religieuse ou scientifique – devient un dogme pour le plus grand nombre, comment s’y soustraire sans être qualifié de renégat, d’apostat, voire de malade mental ? La psychiatrie soviétique savait s’y prendre pour amener à résipiscence les opposants au système. Dans le monde musulman – et sans doute est-ce une des raisons de sa stagnation intellectuelle et de sa violence plus ou moins larvée – l’homme qui doute ou qui blasphème est un homme mort.
Bien avant d’avoir lu Hans Vaihinger, j’étais arrivé à la conclusion que seul le doute est divin. Et qu’il est des circonstances où il est préférable de le chuchoter que de le proclamer. « Les convictions sont des prisons », écrivait Nietzsche, auquel Vaihinger a consacré un essai. Au terme de sa vie, Nietzsche a peut-être feint d’être fou, considérant la folie comme la suprême sagesse. Je m’arrête là, ayant l’impression de délirer à mon tour.