Le monde entier, médusé par les images de la place Al-Tahrir, croyait assister à une révolution. C’était une révolution de palais, voire un coup d’État − en tout cas une coproduction entre l’armée et le peuple. Le 14 février 2011, lâché par ses camarades galonnés, Hosni Moubarak, était prié de « dégager » après trente ans de règne. En sacrifiant le raïs, les chefs de l’armée espéraient bien sauver le régime − et, par la même occasion, balayer ses fantasmes dynastiques : en prétendant confier sa succession à son fils, Moubarak avait transgressé la loi non écrite qui faisait de l’armée l’arbitre de la politique égyptienne.
Pour occuper le bon peuple épris de démocratie, les militaires ont concocté un processus politique long et compliqué, un labyrinthe d’élections dont l’objectif était de retarder le plus possible l’avènement d’un nouveau pouvoir politique. Le chaos et la lassitude, pensaient-ils, joueraient pour eux. Tout le monde finirait par rentrer au bercail, y compris les aspirants-politiciens qui, grisés par la lumière et par le parfum de liberté, croyaient que leur heure était venue.
L’ennui, avec les élections, c’est qu’on n’est jamais à l’abri d’une surprise. En votant massivement pour les salafistes du parti Al-Nour, devenu la deuxième force politique du pays, les Égyptiens ont fait dérailler le scénario écrit par l’armée. Dans les chancelleries occidentales, on regrette déjà les Frères musulmans, que l’on tenait hier pour la seule menace sérieuse.[access capability= »lire_inedits »] Place Al-Tahrir, la fraternisation entre la troupe et le peuple des belles journées de février n’est plus qu’un lointain souvenir. Le comportement violent des soldats, notamment avec des femmes, les désignent au contraire comme les nouveaux ennemis du peuple. Bref, rien ne garantit que l’armée sera capable de ramasser la couronne qu’elle a imprudemment laissé rouler à terre.
À court terme, tout est possible, y compris le pire. C’est donc dans la longue durée qu’il faut chercher des repères permettant, sinon de prévoir l’avenir, du moins de comprendre ce qui se joue dans le plus grand pays arabe. L’évidence s’impose : la onzième plaie d’Égypte, c’est la démographie. En 1952, quand le général Naguib et ses camarades chassent le roi Farouk pour fonder la République, le pays compte 20 millions d’habitants. Soixante ans et une révolution plus tard, ils sont 80 millions. Le phénomène est classique : la première conséquence de l’irruption de la modernité dans une société largement archaïque est de faire baisser la mortalité, en particulier la mortalité infantile, sans que la natalité connaisse la même évolution.
Pour autant, le bilan des militaires n’est pas aussi désastreux que ne le laissent penser les condamnations sommaires prononcées par les médias. Corrompus, certes, mais beaucoup moins que nombre de leurs homologues, les généraux ont mené à bien trois chantiers colossaux : la santé publique, l’alphabétisation et l’éradication de la misère la plus criante. Ce faisant, ils ont créé les conditions favorables à l’ébranlement de leur pouvoir. Une fois la tête hors de l’eau, des millions d’Égyptiens bien portants, plus ou moins éduqués, diplômés et nourris, se sont retrouvés face à un mur. Passer de la misère noire à la pauvreté, en gros de 1 à 2 dollars par jour, permet surtout de prendre conscience de son malheur. En nourrissant la population sans avoir d’autre horizon à lui proposer, l’État a aussi nourri les frustrations.
Au pays des pyramides, on ne connaît sans doute pas celle qu’a inventée Abraham Maslow − psychologue américain et juif, détail qu’apprécieront les amateurs de références bibliques. En vertu de ce qu’il a appelé la « pyramide des besoins », à peine un besoin est-il satisfait qu’un autre se manifeste − le premier devenant ce qu’on appelle ici un « droit acquis ». Autrement dit, au lieu de créditer le pouvoir pour ce qu’il fait, on porte à son débit tout ce qu’il ne fait pas.
Une fois que la majorité a gravi les premières marches de la pyramide de Maslow, encore faut-il la faire passer à l’étage suivant. Alphabétiser des millions d’hommes et de femmes n’est déjà pas si simple, former des ingénieurs et des scientifiques de haut niveau − et, surtout, leur offrir des perspectives − est une autre paire de manches. Avec 2 dollars par jour, on vit moins mal qu’avec un seul, mais on est encore loin des classes moyennes à compte Facebook.
Anouar Al-Sadate avait rompu avec le camp soviétique pour nouer une alliance stratégique avec les États-Unis, ouvrant la porte aux généreuses subventions de l’Oncle Sam. Fidèle à cette ligne, Hosni Moubarak avait l’ambition d’adapter son pays à l’économie de marché. Mais la croissance, quoique non négligeable, de 5 % par an en moyenne depuis la fin des années 1990, s’est révélée insuffisante pour assurer le développement des classes moyennes et du pays. Plus inquiétant encore, le taux de natalité, en baisse jusqu’en 2008, est reparti à la hausse en 2009 et 2010, menaçant les maigres acquis des décennies précédentes.
L’optimisme affiché ces dernières années par Hosni Moubarak, qui croyait adouber son fils en douceur, semble donc largement hors de propos. L’Égypte est dans une impasse, confrontée à une équation sans solution : la première phase de la modernisation a créé des attentes auxquelles les phases suivantes ont échoué à répondre. Du coup, même ceux dont le sort s’est relativement amélioré voient surtout que l’ascenseur social est coincé à l’entresol. Et il est peu probable que les islamistes, qu’ils soient conservateurs, tels les Frères musulmans, ou ultra-conservateurs, comme les membres du parti Al-Nour, aient les moyens de prouver à leurs concitoyens que « l’islam est la solution ». On peut même craindre qu’ils ne dilapident très vite les principaux acquis du défunt régime, notamment en matière de planning familial, aggravant ainsi le problème démographique.
Dans l’euphorie du « Printemps » de l’hiver dernier, on n’a pas mesuré le caractère potentiellement explosif de la situation. La crise politique est en train de causer l’effondrement d’un État déjà miné par un développement déséquilibré. La manifestation la plus inquiétante de ce délitement est la sécession de facto du Sinaï. Malgré les moyens militaires déployés pour soumettre la péninsule, celle-ci est aujourd’hui « contrôlée » par des milices armées composées de Bédouins islamisés qui mènent de front djihad et business et qui, grâce à la proximité d’Israël et de la bande de Gaza, disposent d’une indéniable capacité de nuisance. De plus, et c’est encore plus grave, à partir du Sinaï, il est facile de perturber la navigation sur la mer Rouge, vers Eilat (Israël) et Aqaba, seul port jordanien, mais surtout dans le canal de Suez, importante source de devises pour l’Égypte et voie de transit de 7,5 % du commerce mondial. Et il est possible que le Sinaï ne soit qu’un début et que d’autres régions deviennent à leur tour des « zones tribales » d’où se retirera un État affaibli.
Dans ces conditions, il est peu probable qu’on assiste à un scénario à l’iranienne dans lequel une Égypte forte de sa puissance afficherait d’inquiétantes ambitions géostratégiques. On peut en revanche redouter un affaissement à la pakistanaise dans lequel l’armée, qui resterait la seule institution tenant à peu près la route, conserverait la haute main sur les orientations stratégiques et les relations extérieures, tandis que des politiciens s’agiteraient sans exercer de véritable pouvoir. Le tout sur fond de désagrégation de la société où une infime minorité relativement embourgeoisée sera noyée dans un océan de pauvreté, de radicalisation religieuse et de conflits entre communautés – qui ressemblent souvent à des persécutions de chrétiens.
Certes, compte tenu de l’importance stratégique de l’Égypte, on peut aussi tabler sur le fait que les États-Unis, l’Arabie saoudite et les pays du Golfe continueront à la maintenir sous perfusion afin de préserver l’essentiel du pouvoir des militaires. En subventionnant le « baladi », ce pain bon marché qui tient lieu de nourriture de base à des dizaines de millions d’Égyptiens, ils peuvent en effet espérer éviter une explosion généralisée. Reste qu’à long terme, la stabilité du pays, donc du Moyen-Orient, se jouera dans les courbes de natalité. L’Égypte ne s’en sortira que le jour où il y aura moins d’Égyptiens.[/access]
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