En Lituanie, au début des années 1940, près de 100 000 Juifs sont en passe d’être assassinés. Le journaliste polonais Kazimierz Sakowicz note dans son carnet. « Pour les Allemands, trois cents Juifs représentent trois cents ennemis de l’humanité. Pour les Lituaniens, trois cents paires de chaussures et de pantalons ». Avant-guerre, les Juifs de Vilna – Vilnius pour les Lituaniens – s’enorgueillissaient d’écoles religieuses (yeshivot) placées sous la rayonnante autorité du Gaon (le génie !) de Vilna, ils avaient leurs poètes, leurs écrivains, leurs bibliothèques, leurs hôpitaux. La Jérusalem de Lituanie rayonnait de mille feux, elle abritait l’éventail des mouvements de jeunesse sioniste, de l’Hashomer Hatzaïr (la Jeune Garde) au Bné Akiva (religieux), en passant par le Hehalutz (le pionnier), le Betar (droite sioniste), le Gordonia (gauche tolstoïenne). Et puis des groupes non sionistes, tel le Bund ou le Parti communiste.
Abba Kovner, le Juif qui savait
Et les voici, tous, en 1940, confrontés à l’indicible du désastre, des milliers de personnes disparaissent sans laisser de traces. Impossible de fuir. Se terrer ? Se donner la mort ? La pensée traverse l’esprit d’Abba Kovner, figure militante de l’Hashomer Hatzaïr dans le couvent de dominicaines où il a trouvé refuge avec ses camarades, pensée fugace, il se ressaisit, regagne le Ghetto où, confie–t-il à la mère supérieure, « se joue le destin du peuple juif ». Ce à quoi Mère Anna lui répond : « Je veux vous rejoindre, je veux me battre et mourir avec vous. Votre lutte est sainte. Vous êtes d’une grande noblesse. Et bien que tu sois socialiste et que tu sois éloigné de la religion, tu as un Dieu et il est grand, et tu es plus près de lui que moi à présent. » Plus tard, bien plus tard, Anna quittera les ordres et sera reconnue Juste parmi les Nations. Abba Kovner ne manquera jamais de lui rendre visite, elle ne cessera d’être pour lui Mère Anna, comme au temps du couvent, si ce n’est qu’il ne manquait pas de lui donner le nom hébreu de Ima, lui dont le prénom signifiait papa.
Au début du mois d’octobre 1941, à la suite des grandes rafles de l’été et celle de Yom Kippour, les aktionen se succèdent. Bébés arrachés du sein de leur mère, brutalités de tous ordres, des scènes innommables qu’aucun mot, aucune œuvre ne pourra jamais dire. Une Mère Anna d’un côté et de l’autre côté, la population qui bénit les massacreurs de Juifs et prête son concours. Abba Kovner a réuni une vingtaine de militants de l’Hashomer dans un petit local du mouvement et il dit ce que personne n’ose dire. « Tout ce qui est arrivé jusqu’à présent ne conduit qu’à la mort. Wilno […] n’est pas une phase transitoire ni un épisode isolé. Il fait partie d’un système complet et mûrement réfléchi » Fin 1942, il galvanise deux cent cinquante membres des mouvements de jeunesse : « Jeunes Juifs, ne croyez pas ceux qui veulent vous berner. Sur les quatre-vingt mille Juifs de la Jérusalem de Lituanie, seuls vingt-mille sont encore en vie. On a séparé sous nos yeux les parents de leurs enfants, les frères et leurs sœurs. Hitler a conçu un plan afin d’exterminer la totalité des Juifs d’Europe. […] Frères ! Mieux vaut tomber en combattants libres plutôt que de vivre à la merci des assassins. Défendons-nous jusqu’à notre dernier souffle ». Proclamation rédigée en yiddish avant qu’elle ne soit traduite en hébreu. Il confiera plus tard à Claude Lanzmann : « Il n’y avait rien à manger, nous n’avions pas de vêtements, le givre recouvrait les murs […] une seule chose nous semblait primordiale : bien définir notre position idéologique et spirituelle ».
Après l’horreur, l’Alyah
Kovner voit ce qui est en train d’advenir : l’anéantissement. C’est la réalité que les autres ne veulent pas voir, impossible d’imaginer une extermination programmée, l’espoir nourrit le déni, il y a des pauses dans les aktionen, la vie continue, attendons la fin de la guerre. Selon lui, il n’y a plus rien à attendre, l’Europe est nazie, la population alentour est complice. Constat terrible, glacial, il faut préparer l’insurrection armée, projet fou, il n’existe pas de Résistance juive armée, il en créera une. Au moins, choisir sa mort. Mère ou Ima Anna avait raison : l’honneur, la noblesse… Après avoir fédéré l’ensemble des forces du ghetto dans une Partizaner Organizatsye, de la droite du Betar aux communistes et aux bundistes, il fait le coup de revolver dans les ruelles du Ghetto. « Nous avons vaincu l’humiliation et l’impuissance », dira l’une de ces combattantes. Il réussit à s’enfuir, se cache dans les forêts à la tête d’un maquis de près d’un millier d’adolescents. Tout de suite après la guerre, il fomente un projet pour empoisonner les eaux de Munich et de Nuremberg. Ce Juif irréligieux connaissait les textes sacrés du judaïsme. « Nous retournerons leur iniquité contre les méchants eux-mêmes et les feront périr par leur propre malice », dit le Psaume 94. A cette époque, nous étions tous devenus fous et je ne cesserai jamais de les entendre, toute ma vie, hurler leur Raus, Raus ! », écrira-t-il.
Inflexible. Tel était Kovner. Peu de temps après son Alyah, il est officier dans la prestigieuse brigade Givati auprès du commandant Shimon Avidan. On n’y porte pas d’insignes de commandement, vieille habitude du Palmach. Kovner entre dans un de ses rôles les plus tragiques d’un parcours pourtant chargé de commissaires politiques lorsque, dans un pays menacé par cinq armées arabes, il harangue les combattants, amène des chanteurs sur le front pour galvaniser les unités, se lance dans des invectives passionnées et ultra dont son slogan « mort aux envahisseurs » marquera les esprits et surtout, il vitupère les abandons de kibboutzim par les civils lors de l’avance égyptienne qui menace Tel-Aviv lors de la Guerre d’Indépendance en 1948. « Un Givati (c’était le nom de guerre d’Avidan) ne s’enfuit pas ». Le capitaine Abba Kovner « kovnérise » à tours de bras. « Tout dépendra du courage avec lequel vous affronterez l’ennemi face à face ». Il traite les Egyptiens de vipères, suscite des polémiques, des ruptures, se fâche contre les membres de son parti, on se traite de tous les noms. Mais comment ne pas être ému quand on le voit sur les photos ou dans les vidéos, avec col pointu de chemise blanche amidonnée, ses mains dans les poches, son évanouissement, alors qu’il témoigne lors du procès Eichmann. Après quoi, il reviendra dans la cahute de son kibboutz Ein Kakhoresh pour écrire des textes, pour polémiquer avec les chefs de son parti de l’extrême gauche sioniste, dans leur refus des réparations allemandes. Il était, à lui tout seul, cet Israël des premiers temps. Pauvre, transporté d’espérance, nous n’avons aujourd’hui que les merveilleuses chansons de cette époque pour sentir ce qu’il en était.
Un prophète
Tel était-il et tel restera–t–il. Un homme de fer. Un prophète inspiré par la foi laïque dans la renaissance sioniste-socialiste d’Israël, de la même trempe que ces militants communistes des années 1930 qu’il combattait (il est fâché à mort avec son frère, Méir Wilner, secrétaire général du Parti communiste israélien), habité par la même ferveur que Ima Anna, sur un mode marxiste-léniniste sioniste (pas de contradiction à l’époque). C’était le temps des orateurs interminables, des poètes combattants, des gars aux grands cœurs et aux mains ouvertes. Celui des commissaires politiques aussi (les sionistes avaient les leurs) dont Kovner représente le type achevé, inépuisable donneur de leçons, idéaliste culpabilisateur convaincu de la justesse de ligne à suivre. C’était le temps des durs qui toisaient la mollesse de leurs contemporains, des irrédentistes, des empêcheurs de s’endormir en rond, des emmerdeurs, celui des « anciens combattus », comme les désignait l’une d’entre elles, Janine Sochaczewska, mère de Pierre Goldman, un type humain dont on ne connaît plus aujourd’hui l’équivalent.
L’historienne Dina Porat restitue la flamme d’Abba Kovner dans un livre passionnant pour qui veut saisir une certaine réalité juive du XXe siècle, de l’Europe à Israël : Le Juif qui savait, Wilno-Jerusalem, la figure légendaire d’Abba Kovner publié aux éditions du Bord de l’eau avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et du Centre national du Livre. Elle a rassemblé pour ce faire les témoignages des camarades de Kovner, les travaux d’historiens, les écrits des survivants de la Jérusalem de Lituanie. Et comment ne pas prêter l’oreille à son inflexible refus de pardonner, tout comme Vladimir Jankélévitch. En 1958, il écrit dans le quotidien du Mapam, le parti politique de l’Hashomer Hatzaïr. « On m’a dit qu’une nouvelle génération est née en Allemagne et c’est peut-être vrai. Mais vous, mes frères, qui avez eu la chance de ne pas voir un Allemand fracasser la tête d’un bébé contre un mur, qui n’avez pas vu les lambeaux de sa cervelle dégouliner sur le sol, avez-vous le droit de me dire qu’il est temps de pardonner ? »
Dina Porat (traduction d’Alexandra Laignel-Lavastine), Le Juif qui savait, Wilno-Jerusalem, la figure légendaire d’Abba Kovner, Le bord de l’eau, 2017.
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