Si la qualité de nos ennemis définit la nôtre, alors Natacha Polony ne pèse pas tripette : quand comme seuls critiques on a Laurent Joffrin et Yann Barthès, on est mal. Il faut dire que les gens intelligents — de Finkielkraut à Régis Debray en passant par Elisabeth Badinter, Michel Onfray et quelques autres — sont du côté de Polony. En face, des journalistes de Libé.
Bien peu de médias au total ont rendu compte du livre de Polony. Y aurait-il une liste noire des gens qu’il ne faut pas inviter, des auteurs dont il ne faut pas parler, de journalistes qu’il faut virer ? Pas même — il suffit que dans une sphère rattachée au pouvoir on ait suggéré mezza voce d’écarter tel ou telle pour que journaux et journalistes se rangent à cette opinion. Franchement, journaliste, c’est un dur métier…
Polony contre les restes du monde
Bref, je me suis procuré le dernier livre de Polony, Changer la vie (Editions de l’Observatoire), et je l’ai lu — ce qui s’appelle lu, pas opéré trois plongées au hasard pour y pêcher quatre mots — ça, c’est la technique Joffrin, qui aime citer le numéro de la page, vu qu’il n’a pas regardé la suivante. Ou la technique Yann Barthès, qui veut « des réponses de deux phrases ». On n’a pas le temps de penser, à TF1. On accuse l’invitée d’être islamophobe en isolant trois adjectifs — « mais si vous lisez tout le reste », argumente la malheureuse Polony… Allons donc ! Barthès est-il le genre de type qui prend le temps de lire un livre en entier ?
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J’admire la patience de Polony — face à un… qui la suspecte de n’aimer ni les mosquées ni les Femen. Moi, je ne peux plus. Désormais, je sors la boîte à gifles. Il y a une vérité de la mandale qui dépasse, et de très loin, les effets de la raison raisonnante. Sartre le disait très bien (c’est dans Réflexions sur la question juive) à propos des racistes, que l’on ne convaincra jamais qu’ils ont tort, parce qu’ils sont dans l’idéologie (c’est-à-dire la part de la pensée qui n’a aucun rapport avec la réalité) et dans la passion. Paf ! Frappez sur un zéro, il deviendra carré.
Peut-être suis-je trop vieux pour avoir la patience de convaincre les cons. Désormais, ce sera la Méthode à Fernand. Parce que des Raoul, il y en a des cageots.
« Changer la vie »… Polony n’était pas encore en projet quand la Gauche a inventé ce slogan — en 1972. Mais elle avait deux ans et la plupart de ses dents quand le PS, au congrès de Nantes, a mis son slogan en musique (écoutez ça, c’est grandiose).
Certains se rappelleront que ces trois mots définitifs étaient en tête du Programme commun de gouvernement signé en juin 1972 par le PS, aujourd’hui moribond, le PC, aujourd’hui disparu, et le MRG (qui ça ???). Plus personne pour réclamer des droits d’auteur — autant afficher une nouvelle ambition : ça nous change des politiques dont la pensée se résume à « gagner 0,5% de croissance », croient que le soutien de 15% des inscrits les a légitimés, et qui s’en vont beuglant « l’Europe ! l’Europe ! L’Europe ! » parce que « there is no alternative » — le fameux TINA cher à Margaret Th***, jadis vilipendée, désormais prêtresse des grippe-sous qui nous gouvernent depuis les bunkers des Trois B — Bercy / Berlin / Bruxelles. Saviez-vous que c’est ce qu’a mis en exergue le journal qui a rendu compte du premier entretien de Macron lors de son entrée en fonction dans le gouvernement Valls II ? « Il n’y a pas d’alternative… »
Un dictionnaire des idées mal reçues
« Car il n’y a pas de démocratie quand 25% des enfants entrent en sixième sans maîtriser les savoirs fondamentaux. Il n’y a pas de démocratie quand la consommation orientée par la publicité et le marketing est le cœur du système économique. Il n’y a pas de démocratie quand quelques multinationales se partagent les données les plus intimes de toutes les populations occidentales pour en faire des fortunes et les contrôler par des algorithmes. Il n’y a pas de démocratie quand on explique au peuple qu’il n’y a pas d’alternative. »
Si, justement, il y en a une. Il faut « changer la vie ».
Changer la vie est un répertoire alphabétique — un Dictionnaire des idées mal reçues. Nous sommes dans un moment tragique de notre histoire où dès que l’on pense bien, on est étiqueté comme allié du Mal — voir Sudhir Hazareensingh qui en 2015 flinguait (dans Ce pays qui aime les idées) tout ce qui pense en France à rebours des idées reçues. Libé, qui pense bien, en fit ses choux gras. Mais on pourrait aussi bien remonter à 2002 et au Rappel à l’ordre de Daniel Lindenberg, qui stigmatisait tout ce qui, à l’époque, lui paraissait islamophobe. Edwy Plenel l’invita, le réinvita, en fit le cinquième pilier de l’islamo-gauchisme, et milita pour la réédition de son livre — en 2016. En 2002, Polony se présentait aux Législatives sous étiquette chevénementiste. Mais en 2016, elle faisait à sont tour partie des « nouveaux réactionnaires » — c’est le sous-titre du pamphlet nauséabond de Lindenberg, où Philippe Muray, Alain Finkielkraut et Michel Houellebecq en prenaient pour leur grade, sans oublier Maurice G. Dantec (relisez donc son Manuel de survie en territoire zéro, ou le Laboratoire de catastrophe générale) ou Jean-Claude Milner, qui a initialisé la critique des pédagos avec De l’école : c’était en 1984, bien avant Nos enfants gâchés, de Polony, ou la Fabrique du crétin, de votre serviteur.
Orwell est toujours vivant
Parmi les différents items analysés avec acuité, un certain nombre de mots sont désormais détournés de leur sens originel (souvent rappelé : Polony n’a pas l’air de savoir que le latin et le grec sont élitistes) par l’oligarchie au pouvoir. Orwell est toujours vivant : le pouvoir rassemble ceux qui ont la capacité de faire plier les mots, de les courber dans le sens qui lui plaît, de les inverser même. Changer la vie est une étude en profondeur de la novlangue contemporaine, où Démocratie est le gargarisme à la mode, ce qui permet d’éliminer République.
Or, comme disait fort bien Régis Debray dans un article fondateur auquel Polony fait allusion avec dévotion, « la démocratie, c’est ce qui reste de la République quand on a éteint les Lumières. » Se rappeler toujours que la démocratie est, selon Montesquieu, Tocqueville et quelques autres, une perversion de la république — tout comme l’oligarchie qui nous gouverne et qui se croit de ce fait légitime est une perversion de l’aristocratie. Ainsi naissent les totalitarismes soft. Voir Christopher Lasch et sa Révolte des élites et la trahison de la démocratie — un livre essentiel.
On peut donc reclasser les différentes entrées selon leur degré de distorsion. « Bonheur », « Citoyen », « Civilité », « déclinisme », « Décroissance », « Elites », « Identité », « Laïcité » ou « Populisme » — et j’en passe — appartiennent au camp du Mal. D’ailleurs, la plupart de ces concepts-clés de l’humanisme républicain sont longuement évoqué dans le fameux Discours aux morts que Thucydide, souvent cité, place dans la bouche de Périclès. Il y a 2400 ans ! Je vous demande un peu ! Polony, vous avez un brave culot de citer Thucydide au lieu de vous référer à la pensée de Cyril Hanouna !
« Néo-libéralisme », en revanche… Ou « Transhumanisme », dont Polony dit très bien qu’il est « la figure de proue du capitalisme contemporain », ce « capitalisme en crise qui a besoin d’un nouveau souffle, d’un horizon utopique, pour maintenir sa domination. »
Pas d’entrée « Ecole » ou « Education » : l’un et l’autre sont en fait partout, parce qu’il n’y a pas de citoyens sans école, et une école des savoirs, une école qui inscrit chacun dans une histoire et territoire qui est aussi un terroir, pas une école des « compétences », qui ne sont jamais qu’un critère d’employabilité dans une société ubérisée. Les pédagogues, dit Polony, « ont servi magistralement le projet de ceux pour qui l’école n’a pas à émanciper les citoyens ni à renouveler les élites, mais doit simplement produire une classe de travailleurs adaptables, suffisamment bien formés pour faire tourner la machine économique. » Pas de savoirs émancipateurs dan une société qui joue la carte de l’aliénation. « En faisant de l’école un lieu de développement des compétences de chacun, et non plus de transmission de savoirs émancipateurs, l’utilitarisme propre aux sociétés libérales a paradoxalement développé l’obscurantisme le plus régressif. » Paradoxalement ? Mais non, explique Polony — c’est dans sa logique.
Les « élites » auto-proclamées au pouvoir ne se caractérisent plus, depuis longtemps, par une « qualité » qui justifierait leur pouvoir, mais par leur capacité à nous prendre pour des imbéciles — et à nous former crétins.
Polony, journaliste de références
Je me suis amusé, au fil de ma lecture, à relever toutes les références de Polony — les explicites au moins. Sartre, Hegel, Marx, Orwell, Huxley, Camus (Albert, pas Renaud !), Castoriadis, Levi-Strauss, Rousseau, Saint-Just, Condorcet, Michéa ou Errico Malatesta…
Comment ? Elle ne cite pas Mein Kampf ? C’est curieux, cette femme de droite qui ne révère que des intellectuels de gauche…
Rappelons aux imbéciles qu’« intellectuel de gauche » est originellement un pléonasme né dans les remous de l’affaire Dreyfus, et que s’il y a si peu aujourd’hui d’intellectuels à gauche (Edouard Louis ? Geoffroy de Lagasnerie ? Hmm…), c’est que les intellectuels de droite (oxymore) doivent bien être à gauche, au fond.
Ce qui met Edwy Plenel quelque part entre stalinisme et barbarie. C’est le sort de tous les anciens trotskystes non repentis : ils rejouent Molotov-Ribbentrop jusqu’à l’écœurement. Dans islamo-fascisme, il y a fascisme.
Polony est donc de gauche — elle l’est intrinsèquement, charnellement, dirai-je. Elle est de la « gauche Finkielkraut », comme disait jadis le Point. Et son livre est profondément « de gauche » — enfin, la vraie, celle qui renvoie le PS aux poubelles de l’Histoire, Danièle Obono chez les Indigènes de la République et Justin Trudeau, l’idole des libéraux mondialisés amoureux des communautarismes les plus discriminants (il a fait supprimer du « guide de la citoyenneté » « remis à tous les aspirants à la citoyenneté canadienne pour leur expliquer leurs droits et leurs devoirs le rejet des « pratiques culturelles barbares » telles que l’excision ou les crimes d’honneur »), dans sa forêt canadienne. La Gauche de Jaurès, la gauche de Jean Zay — il vous en faut d’autres ?
Par quel gauchissement du sens Polony passe-t-elle pour un penseur de droite ? Sa cible principale, c’est le (néo)libéralisme, disséqué dans son livre comme on dissèque un crabe — en l’éparpillant façon puzzle. Un libéralisme qui feint d’exalter l’individu pour mieux le réduire à sa fonction de consommateur. À une image vaine captée sur un selfie. Etonnez-vous que certains récusent cette assignation à immanence… « L’individu consumériste, parce qu’il est réduit à une hétéronomie radicale, est parfaitement préparé à basculer dans la religiosité la pus radicale, dans le ritualisme le plus aliénant. Les jeunes gens qui après une jeunesse sans histoire dans une zone pavillonnaire anonyme partent rejoindre l’Etat islamique pour trouver un sens à leur existence sont le pur produit de ce narcissisme malheureux. » Depuis 1789, la Nation avait remplacé la christianité dans le champ de la transcendance. Mais nos « démocrates » ayant supprimé la nation, la transcendance se venge.
Le catalogue d’une bibliothèque idéale
Peut-être la croit-on de droite parce qu’elle écrit bien, et que le travail du style a rarement été de gauche. Trop élitiste, le style. Lisez Laurent Joffrin, écoutez Laurent Neumann, vous saurez comment s’exprime le Camp du Bien. Et ça prétend penser, alors que ça se contente de peser !
Sans compter que sans le vouloir, Polony dresse le catalogue d’une bibliothèque idéale qu’elle finira bien par installer dans quelque abbaye de Thélème moderne. J’ai commis dans le temps des anthologies littéraires qui voulaient dispenser des savoirs — et nous y citions, comme Polony le fait dans son livre, la lettre de Gargantua à son fils, programme encyclopédique brassant le passé et le présent pour mieux appréhender le futur. Mais qui s’occupe encore de Rabelais, à l’école ? Trop dur ! Trop vieux ! Pas assez con…
…temporain.
Et le futur, justement, n’est pas absent de ce livre qui est au fond un programme — comme son homologue de 1972. Dans une seconde partie plus ramassée, elle égrène des verbes à l’infinitif, comme autant de consignes pour les temps à venir. Aimer. Combattre. Connaître. Cultiver. Eduquer. Hériter…
Le Club Méditerranée jadis (en 1977) avait lancé une campagne axée elle aussi sur des infinitifs catégoriques.
De quoi se demander ce que veut vendre Polony. Une autre idée de la France, sans doute — autre que celle de ce pays en déshérence capable de se brader, via des traités négociés par dessus la tête de ses citoyens, aux intérêts des multi-nationales. Et qui se fiche au fond de la multiplication des djihadistes, pourvu qu’ils achètent des i-phones.
Programmé(e) pour 2022
Une autre idée de l’Europe aussi. Une Europe qui ne récuse pas son héritage, une Europe qui ne piétine pas la volonté de ses peuples, — et qui par exemple ne relance pas pour cinq ans l’utilisation du glyphosate, ce qu’elle vient de faire, et les gesticulations françaises en l’occurrence furent de pure façade.
Cela ne m’empêche pas d’avoir certains désaccords avec Polony. « Combattre », dit-elle, mais sans « nulle violence, nulle agressivité ». Je ne suis pas bien sûr : la seule chose que craignent les oligarques, c’est la perspective de voir leur tête au bout d’une pique. De même elle est plus girondine (l’influence, sans doute, de la France des terroirs) que moi : sauf à revenir à une France d’avant Louis XI et Richelieu (et une femme qui cite Jean Bodin sait comment l’Etat centralisé a émergé en France), ce vieux pays aspire à une monarchie républicaine, ce qu’avait fort bien compris De Gaulle. Emmanuel Macron en assure d’ailleurs les formes, faute d’en assumer le fond.
Une critique ? Peut-être. Il y a trop peu de « choses vues » dans ce livre — trop de considérations générales, pas assez de récit. Peut-être n’a-t-elle pas voulu alourdir un livre qu’elle jugeait déjà trop gros — ce qui se conçoit bien, etc. Sans compter que dans chaque récit, il y a forcément le Moi du narrateur — et je connais guère de personnes aussi peu ostentatoires que Polony, quoi qu’en disent les imbéciles. Peut-être réserve-t-elle ses exemples significatifs pour l’oral — mais elle connaît la France à fond, dommage de ne pas la faire davantage parler. Les quelques-uns qu’elle cite — cet hôtelier contraint de fermer boutique parce que l’Europe le contraignait à ignifuger un escalier du XVIIème siècle, ces pare-brises qu’il n’est plus nécessaire de nettoyer de leurs insectes écrasés parce qu’il n’y a plus d’insectes, plus d’abeilles, plus d’oiseaux, plus rien — donnent envie d’en avoir davantage.
On se prend à rêver de ce qu’aurait été un débat Polony / Macron en mai dernier. Ou à l’occasion. Parce que l’urgence et le fond du débat ne tournent pas autour de notre capacité à baisser culotte face à la mondialisation radieuse, mais à survivre en tant que nation — l’union d’une langue, d’une culture et d’une histoire, trois fondamentaux niés par les grands argentiers qui parlent la langue de Goldmann Sachs et de Rothschild, ont la culture apprise par cœur à l’ENA où Valérie Pécresse l’a rayée des programmes, et qui n’ont retenu de l’Histoire que ce qui arrange le Groupe de Bilderberg. Changer la vie est un livre programmatique, qui inspirera un vrai candidat républicain en 2022.
Ou une candidate.
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