Qu’est-ce que la littérature ? Une grâce accordée par une créature malicieuse qui distribue ses bienfaits par surprise : on reçoit ce qu’on ne savait pas toujours espérer, plutôt que ce qu’on prévoyait. Il ne faut s’attendre à rien, et l’on est comblé :
« Quand vous êtes entré, nous parlions avec Yvonne, de La Galerie des monstres. Ça m’est revenu parce que je crois que, tout à l’heure, à table, notre hôtesse a dit quelque chose sur ce film. […] Le metteur en scène était un acteur, un bon camarade, Jacques Catelain. Et il y avait dans la distribution deux filles gentilles comme tout : une petite américaine, Lois Moran, et Simone Mareuil. Ces noms vibrèrent dans la pièce, apportant comme un léger parfum de charme féminin, contribuant à dissiper un tout petit peu l’angoisse et le trac. Mais bien sûr, personne, dans cette chambre d’hôtel, cette nuit-là, ne pouvait deviner que Lois Moran était déjà devenue Rosemary Hoyt, une des héroïnes d’un roman que la critique et le public avaient rejeté. Personne ne pouvait deviner quel serait le destin de Simone Mareuil, l’actrice d’Un chien andalou, qui, à l’aube d’une journée de 1954, dans la cour d’une ferme de Dordogne, irait s’arroser d’alcool à brûler et se laisser dévorer pas les flammes. »[tooltips content=’Extrait de Ciné-roman, Roger Grenier, prix Fémina 1972 (se procurer le titre dans la collection Folio : une photographie de l’auteur illustre la couverture, qui doit plaire à Eddy Mitchell). La Galerie des monstres (1924) est un film muet, remarquable, de Jacques Catelain (1897-1965), réalisateur et acteur. Lois Moran (1909-1990) actrice américaine, eut une liaison avec Francis-Scott Fitzgzerald. Il s’inspira de cette fraîche et gracieuse personne pour faire le portrait de Rosemary Hoyt, dans Tendre est la nuit. Cette nouvelle connut un échec cuisant à sa parution. En effet, Simone Mareuil (1903-1954) se suicida par le feu.’]1[/tooltips]
Une silhouette
Le goût des films d’art et d’essai ne nuisait en rien, chez Roger Grenier, à l’estime des œuvres populaires, de seconde main, si l’on peut dire, projetées dans les petites salles, encore nombreuses à Paris naguère. Sa seule conversation fondait un enchantement durable, alors que rien ne l’annonçait. Ce « fonctionnaire » de l’édition (plus de cinquante ans chez Gallimard) m’évoquait une silhouette esquissée par le grand et méconnu Eugène Dabit et par Georges Simenon, augmentée d’une vaste culture, précise, elle-même alimentée par une inlassable curiosité, qui ne s’épuisa pas dans les salles de rédaction ni dans la coulisse de son employeur.
Le sens du détail, l’humour révélé des petits riens, l’attention portée aux modestes, la poire pour la soif qu’on garde dans la poche, la petite musique de mélancolie qui retentit au coin de la rue et vous met la larme à l’œil si vous ne savez vous tenir, tout cela l’apparentait à Dabit. Par sa simplicité savante, il excédait la manière sèche de Simenon, il la transcendait et nous entraînait bien plus loin. Il y avait encore un raffiné d’Italie, un badaud ironique d’Europe centrale chez ce piéton de Paris, qui connaissait son Anton Tchekhov aussi bien qu’un russe, et son Francis Scott Fitzgerald mieux qu’un américain. Ainsi armé, on ne s’étonnera pas qu’il ait su composer une silhouette, la doter d’une allure publique, retrouver sa trace, suivre son sillage pourtant effacé depuis longtemps : qu’est-ce donc que la littérature ?
Dans le quartier de la rue du Bac et de la rue Sébastien Bottin (devenue Gaston Gallimard), l’équipage qu’il formait avec son chien Ulysse était fameux. Lorsque la maladie eut raison de celui-ci, Roger en éprouva une douleur aussi intense que dissimulée. Il y avait, entre ces deux-là, un « entendement » qui les faisait cheminer de conserve : chacun de ces deux êtres savait pouvoir compter sur l’autre, qui qu’il advînt. C’est ainsi, souvent : la mort qui sépare un homme et l’animal tant aimé laisse le survivant dans un état de désarroi incompréhensible aux gens ordinaires.
Sa mémoire abritait un peuple d’ombres prestigieuses
Il y a quelque temps de cela, le rencontrant boulevard Saint-Germain, je le sollicitai d’un entretien pour Causeur. Il accepta volontiers. Souriant, disponible, la tête un peu rentrée dans les épaules, d’aspect plus fragile que d’ordinaire, il parut se réjouir de ma suggestion : évoquer sa longue traversée du siècle dernier, ses deux métiers de prédilection – journaliste et éditeur -, ses amitiés, ses admirations (Albert Camus, Pascal Pia, le cinéma, le spectacle de la capitale), sa carrière chez Gallimard, où il aurait pu venir travailler en charentaises, son soutien fidèle à Milan Kundera, dont il fut l’éditeur (il déclara qu’il éprouva, en lisant La Plaisanterie, un choc semblable à celui qu’il avait ressenti à la lecture de Cesar Pavese). Sa mémoire abritait un peuple d’ombres prestigieuses, or cet homme très subtil, d’une politesse ancienne, avait l’aspect d’un aimable employé d’une banque de « dépôts et consolations », d’un inspecteur de la Mondaine complaisant avec les plus charmantes faiblesses humaines.
Chez Gallimard, depuis son bureau – un petit temple maintenu par des colonnes de livres -, il avait un poste d’observation exceptionnellement situé. Sera-t-il le Saint-Simon de la maison littéraire royale ? Comme le mémorialiste de Versailles, qui, de sa soupente, notait les manœuvres, misérables ou désespérées, des courtisans, Roger Grenier savait tout, entendait tout, voyait tout. Aura-t-il confié à ses carnets secrets le récit d’un demi-siècle d’observation des lettres et des écrivains dans le Saint des Saints (il siégeait au comité de lecture) ? A-t-il noté tous ces menus événements qui font le sel des lieux de prestige et de mémoire, s’ils sont administrés puis retranscrits avec la science exacte et cruelle des témoins discrets à la plume sereine et acérée ?
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