Qu’est-ce qui coulait dans les veines d’Alexandre Vialatte ? Du sang de parisien (rhésus 13ème arrondissement) ? Du sang d’Auvergnat – clermontois ou ambertois d’ailleurs ? Du sang germanique, lui l’amoureux de Kafka ? Ou du sang de chinois, comme Kant[tooltips content= » Nietzsche ne l’appelait-il pas le « grand chinois de Königsberg »?« ]1[/tooltips] ? Ou encore du sang oriental, lui qui avait tant aimé le soleil et le désert d’Egypte dans ses jeunes années d’enseignant au lycée français d’Héliopolis ? Les éditions Le Bateau Ivre exhument six textes inédits de Vialatte qui permettent d’en savoir davantage… Joliment illustré par Claude-Henri Fournerie, le recueil Étrangers de Paris regroupe des reportages de l’écrivain auprès de communautés habitant la capitale.
Les collaborations de Vialatte avec la presse s’étendent de La Montagne de Clermont-Ferrand à Flammes et fumées, la publication interne de la régie des tabacs Seita ; du Petit dauphinois de Grenoble au Spectacle du Monde ; de Marie-Claire à Arts ménagers (une publication qui chantait joyeusement la libération de la femme par le robot-mixeur et le couteau électrique)… Vialatte a aussi tenu un hilarant faux courrier des lecteurs dans Paris-Match, qui a récemment été publié dans les Cahiers des amis d’Alexandre Vialatte. Le métier inscrit sur sa carte d’identité était journaliste – et si son biotope quotidien n’était pas vraiment la salle de rédaction, il a vécu toute sa vie des collaborations de presse. Il fut un esclave de la pige, mais n’a jamais oublié la nécessaire dimension littéraire de son sacerdoce. C’est en écrivain que Vialatte a toujours été journaliste.
L’Hindou de Paris, un oiseau de passage
Entre 1932 et 1933 l’auteur a écrit pour Le Figaro. La France, comme le rappelle utilement l’introduction du recueil, vit une période « d’effervescence migratoire ». On compte plus de 6% d’immigrés sur l’ensemble de la population. Ce sont des russes blancs, des italiens, des portugais, des polonais ; ils fuient le bolchevisme, la guerre, ou la misère. Ce sont aussi des ouvriers que la France a fait venir dans les années 20, afin de reconstruire le pays dévasté par la guerre. Les six textes de Vialatte relèvent à la fois du reportage et de la fable, de l’investigation et du conte moral. Partout il cherche à balayer les préjugés sur les étrangers, partout il cherche à nous les faire aimer, mais sans tomber dans le piège de l’exotisme… Dès l’ouverture, la question de l’assimilation est posée par Vialatte : « Paris digère-t-il tous ces corps étrangers ? Où en sont-ils ? Où sont-ils ? Que font-ils ? ». Pour parler de l’Inde, l’écrivain ne va pas se perdre à chercher un éléphant (pourtant irréfutable) ou un maharadjah de fête foraine. Il nous présente un scientifique, parfaitement occidentalisé, et particulièrement bougon : un « physicien de Chandernagor ». La rencontre a lieu dans un salon de thé. Le scientifique explique : « L’Hindou de Paris, sauf l’étudiant, n’est généralement qu’un oiseau de passage, un oiseau de culture anglaise qui va des Indes en Angleterre, ou de Londres à Calcutta… (…) L’Hindou ne déteint que sur les étoffes préparées longtemps à l’avance, l’Allemand, quelques suédois, Hermann Hesse ou Schopenhauer. »
Le libanais de Vialatte est pointilleux
C’est à la Grande mosquée de Paris que Vialatte va chercher ses musulmans. Ils assistent religieusement à un cours de français. A cette occasion l’écrivain aborde la question des mariages « franco-musulmans » et la prononciation de la langue arabe. Le « patriote libanais » dont Vialatte dresse le portrait, est un amoureux des Lettres. Il écrit de la poésie et porte un chapeau melon. Il rencontre mille tracasseries avec l’administration pour obtenir sa régularisation, mais écrit un poème au Président Millerand. Un poème qui vaut d’être retranscrit ici : « Des sommets de nos monts où vécut Lamartine / Les pierres, les rochers, les chênes du Liban / Les pieux cèdres encore à cette heure s’inclinent / Pour saluer en toi la France, Millerand ! » Le libanais de Vialatte est pointilleux : il explique qu’il a refusé un jour de signer le procès-verbal d’un interrogatoire policier qu’il avait subi, car il comportait des fautes d’orthographe. On ne doute pas de la démarche journalistique de Vialatte, mais ce brave homme semble tout droit sorti d’un roman.
Les russes ayant fui la Révolution de 1918 sont des êtres délicieux, esthètes et fatalement désespérés. « Les Russes sont tellement bien entrés dans l’habitude du parisien qu’on prendrait plutôt la Russie pour une sorte de province, plus distinguée et plus artiste, du côté de Nevers ou de Toulouse ». C’est dans les beaux quartiers que Vialatte les trouve. Ce sont des princes et des princesses déclassés. La « femme Russe est négligente, brouillonne ; elle oublie tous ses rendez-vous, mais elle parlera métaphysique avec le premier venu jusqu’à cinq heures du matin… ». L’écrivain consacre deux articles à la communauté chinoise. Car, bien entendu, il n’y a pas une Chine, mais plusieurs Chine. Vialatte s’aventure dans un restaurant, où il croise un professeur de yo-yo. Le second reportage est plus intéressant : il montre le quotidien modeste des ouvriers chinois travaillant dans l’usine de Billancourt.
De Vialatte à Desproges
Vialatte, tendrement, voit les Chinois comme un « peuple prolifique, malicieux et trotte-menu, qui fait songer à la souris, si furtif et si anonyme que rien ne pourra l’écraser, ni révolution ni voiture »… Les commerçants chinois sont « des messieurs extrêmement chics, dont les manchettes et la syntaxe rivalisent de pureté. » Ébloui par la beauté de ce peuple, Vialatte philosophe dans le tramway du retour, et découvre que l’homme blanc n’existe pas : « Les européens ne sont pas blancs ; ils sont brique, mauve ou lilas ». Vialatte déjoue tout le temps les pièges de l’exotisme, car au fond il voyait certainement plus d’exotisme dans l’Auvergne que dans la Chine. Mieux : Vialatte voyait l’exotisme partout, dans l’affiche publicitaire Singer, dans le comportement aventureux d’un type qui promène son chien, dans la grandeur de la Seine – qui a parfois des allures de Yang-Tsé-Kiang… Quarante ans plus tard, Desproges – le plus célèbre des fils spirituels de Vialatte – sortira un petit opuscule délicieux titré ironiquement Les étrangers sont nuls. Vialatte et lui avaient évidemment compris que c’était loin d’être toujours le cas…
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