Notre société manque cruellement de légendes. Des technocrates, des experts, des spécialistes, des bons élèves, il y en a, à la pelle. Chaque jour, un peu plus, ils creusent notre destin comme les Shadocks pompaient. Les hautes sphères croulent sous la morgue d’une poignée de surdiplômés aseptisés. Ils ont beaucoup appris sur les bancs de l’école et peu vécu sur le terrain de l’existence. L’inverse des héros. Le sport professionnel souffre des mêmes dérives hygiénistes que la politique et l’économie. Des garçons et des filles, sains de corps et d’esprit, au discours mécanisé, calibré, capables d’attirer les sponsors et l’argent du public sans susciter ce supplément d’âme et cette force de caractère qui définissent un vrai champion. Devant notre poste de télé, nous les plaignons souvent de devoir se comporter comme des êtres serviles, répondre sans émotion aux conférences de presse d’après-match et surtout ne pas écorner leur image, c’est-à-dire leur capital-retraite.
La petite balle jaune entre dans les foyers
Une saison de tennis se prépare, se négocie et s’exécute comme une OPA boursière. Elle laisse peu de place à l’instinct et aux doutes. Au tournant des années 80, la folie des courts, toutes surfaces confondues, de l’herbe à la terre battue, va enflammer la planète sport. D’une pratique élitiste réservée à quelques bourgeois en short blanc qui sirotaient du Pimm’s au Club House, la petite balle jaune entre, avec fracas, dans les foyers occidentaux. La classe moyenne se passionne alors pour cette forme de duel moins dangereux que l’épée ou le pistolet. La médiatisation à outrance, la démocratisation en marche (avec la construction notamment de courts dans le moindre village français) et l’arrivée des équipementiers aux appétits commerciaux posent, sur la table, un plan de bataille mondial. En quarante ans, nous avons vécu l’apogée de ce système qui commence à se gripper en raison de nouveaux phénomènes.
Wimbledon 1980 sur grand écran
Le tennis pense aujourd’hui changer certaines de ses règles, lui redonner du jus afin d’attirer une génération scotchée sur des écrans virtuels. Cette nouvelle bataille est loin d’être gagnée. Mais, en 1980, deux hommes fascinent la jeunesse. Ils sont des modèles, même leurs parents tombent sous le charme. L’un est blond, suédois, impénétrable et semble imbattable. L’autre est gaucher, américain, tempétueux et terriblement talentueux. L’un vit en ascète, l’autre s’empiffre de burgers. Cette rivalité atteint son paroxysme en 1980, lors de la finale de Wimbledon où Björn Borg tente de décrocher une 5ème victoire face à un John McEnroe en pleine ascension.
Le réalisateur Janus Metz Pedersen (né en 1974) a choisi Sverrir Gudnason et Shia LaBeouf pour incarner ces deux monstres sacrés dans le film événement Borg McEnroe, en salles depuis mercredi dernier. Les nostalgiques de cet âge d’or ne doivent rater ce long-métrage sous aucun prétexte. Moins terne qu’un biopic hollywoodien, cette confrontation restitue, à la fois, la tension de cette rencontre, le parfum d’une époque et surtout, elle dessine, en creux, un portrait psychologique de deux tennismen hors du commun. C’est remarquablement interprété et très finement analysé. On est télétransporté à Londres, sur le Court central, cet autre enfer vert. Et, on comprend rétrospectivement pourquoi le tennis nous a tant captivé. Ils étaient beaux et fragiles comme des héros grecs.
McEnroe se perd en palabres
Par ordre d’importance, à ma droite, Borg habillé par la maison Fila, polo blanc à fines rayures, raquette Donnay en main, cordée au diapason, solide sur sa ligne de fond de court, il cogne pour mieux expurger sa hargne. A ma gauche, McEnroe, toujours tête baissée, terreur du circuit, lui aussi a choisi un tailleur italien, Sergio Tacchini, pour pénétrer dans l’arène, il dispose d’une raquette Wilson au manche démesurément long pour un tamis riquiqui. L’un casse le rythme, monte à la volée, sert parallèle à la ligne, se perd en palabres avec l’arbitre de chaise, insulte parfois les spectateurs tandis que l’autre semble enfermé dans sa bulle, hermétique, guidé par une envie de victoire inextinguible. Le film raconte cette guerre des nerfs où chaque joueur puise dans ses souvenirs et ses blessures pour se surpasser. Dans les tribunes, le père de McEnroe, bob vissé sur la tête, jauge son fils, il ne lui pardonne pas grand-chose.
Borg sur fond de disco
Dans le camp adverse, l’entraîneur de Borg (Stellan Skarsgård) comprend la détresse de son joueur et sa future épouse (magnifique Tuva Novotny) le soutient en se rongeant les sangs. En dehors des tournois, le film montre également le quotidien d’un champion, seul dans sa chambre d’hôtel, à l’exception de Vitas Gerulaitis, dont les fans retrouveront, avec plaisir, une évocation disco et flamboyante. Borg et McEnroe, deux pionniers qui ont été les bâtisseurs du tennis moderne pour le meilleur et le pire. Tous ceux qui ont eu la chance de les croiser et de leur serrer la main, ont eu l’impression presque irréelle de rencontrer des personnages de fiction. Les héros ne meurent jamais !
Borg McEnroe, réalisé par Janus Metz Pedersen (2017)
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