Il se passe quelque chose actuellement en poésie. Elle vient de changer d’époque. Les grands poètes d’aujourd’hui n’ont pas fait table rase de la poésie de laboratoire, comme celle-ci l’avait fait de la poésie traditionnelle. La poésie de recherche formelle fut jugée trop intellectuelle par le public. Rasante. Abstraite. Absconse. Écrite par des idéologues universitaires dans le cercle de leur entre-soi. De véritables fossoyeurs de la poésie. Non, les poètes d’aujourd’hui ont intégré la poésie conceptuelle à leur chant, pour une poésie du sens. C’est à l’acuité de Mathieu Hilfiger, fondateur des éditions Le Bateau Fantôme, que nous devons ce saisissement en plein vol. Et de proposer, face au nihilisme dépassé, un précipité de poésie refondée sur ses bases.
Le contraire du nihilisme : une poésie naissante
Écoutons le préfacier et maître d’œuvre des éditions du Bateau Fantôme : « La poésie propose le partage d’une expérience spirituelle déjà sensible : un accroissement de l’attention, un échange avec ce qui nous est d’abord étranger, une intensification de la conscience, un renouvellement des capacités du langage. »
Voilà donc de quoi il est question par les voies du poème : porter attention au langage, sous peine de voir ses capacités devenir moribondes. Un monde privé des pouvoirs de la poésie devient un monde mortifère. Ce nihilisme étendant sa planification sur l’ensemble des cerveaux humains.
Or, par essence, la poésie est naissante. Elle porte en elle les origines et la jouvence. Habitée d’images, lorsque celles-ci sont maîtrisées par l’art du poète véritable, alors, qu’on le veuille ou non c’est la poésie qui crée le monde. Rien d’autre. Voilà pourquoi les poètes furent remisés par une organisation les excluant du moindre relais. Dans la société spectaculaire, à priori – c’est ce que l’on nous demande de croire – toute création est intégrée par le système. Ainsi vidée de sa substance créatrice de vie. Pour servir le monde de l’avoir.
« L’eau du futur vient de sous les plis de la terre et des roches »
Cette anthologie rassemble ainsi 23 poètes et poétesses avec pour point commun leur horizon vertical. Énumérons-en quelques uns : Cécile Holdban, Gérard Bocholier, Judith Chavanne, Pierre Dhainaut, Jean-Pierre Lemaire, Isabelle Lévesque, Jean Maison, Jean-Michel Maulpoix, Isabelle Raviolo, Jean-Marc Sourdillon, André Ughetto.
L’eau du futur, comme le chante Cécile A. Holdban, doit provenir des profondeurs intérieures, jamais abolies, contrairement à ce que pourrait penser une modernité se croyant l’apogée de la réalisation humaine.
Jean-Pierre Lemaire lui, se saisit du quotidien et de l’actualité car il s’agit de parler aux femmes et aux hommes de ce temps pour leur porter cette musique qui fait du bien : « Une mariée ajoute son bouquet/aux dessins, aux bougies,/sur la Promenade des Anglais, à Nice,/où l’homme-camion,/le Minotaure blanc a fini sa course/éclaboussé de sang : /là chemine le fil de la joie cachée. »
« La beauté ne se dérobe pas »
23 poétesses et poètes réunis par la profondeur. Par le rouge, couleur récurrente de nombre de ces poèmes et symbolisant la métamorphose. Par la conscience que notre époque bavarde et définitive, arrogante et vaniteuse, n’est pas une fin en soi. Par le savoir que la modernité n’est qu’illusion. Par la lutte contre la corrosion de la langue. Par le poème conjurant l’intimidation généralisée. Les vers de Jean Maison agissent ici comme un onguent, un miel soignant les maux de gorge. Il annonce un temps de jachère, de repos pour la terre. Pour les terres. « Dans la chaumière/Où vécurent nos devanciers/Le dessin de la fenêtre/Et son carreau d’univers/Se tient ferme à la nuit/Avec l’exil de la charrue/Dans l’intuition des arbres nos remparts/S’annonce la jachère/La beauté ne se dérobe pas/Elle éclaire l’instant ».
Un chant par grands froids
« Tous les pays qui n’ont plus de légende/seront condamnés à mourir de froid », écrivit La Tour du Pin. C’est ce même froid, mais au pluriel, que constate Jean-Michel Maulpoix pour y faire voler son hirondelle rouge.
La poésie rassemblée ici reprend pied avec la réalité du monde tel qu’il ne va pas. Il ne s’agit, pour aucune des voix de cette « Poésie naissante », de courir après l’actualité. Mais de l’intégrer calmement aux vers pour sublimer, par les pouvoirs du verbe, la violence et la régression à l’œuvre. Si abstraction il y a, elle est enveloppée d’un lyrisme aride. Aucun des poètes parlant ici n’est né de la dernière pluie. Les images proposées par leur conscience en acte fait du bien. Elle fait du bien car, même si la poésie est acte, elle agit par ce qu’elle est. Une essence. Une naissance. Perpétuelle.
Le dernier mot reviendra à Philippe Jaccottet : « Il serait malencontreux de ne pas accorder un peu de crédit à cette activité à peine perceptible, mais qui persévère depuis la nuit des temps. »
Poésie naissante, Une anthologie contemporaine inédite, Le Bateau Fantôme, Septembre 2017, 201 pages, 23 euros.
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