Cent ans après, octobre 1917 incarne toujours le renversement total de l’ordre ancien. Mais dans ce bouleversement général, on aurait tort de sous-estimer une certaine continuité due notamment au patriotisme et à la mentalité russe.
Causeur. Comme 1789, la révolution bolchevique d’octobre 1917 est réputée avoir fait passer un pays entier de l’ombre à la lumière. On a l’image d’un empire arriéré, avec des millions de paysans pauvres, sans prolétariat ni véritable bourgeoisie, transformé du jour au lendemain par l’insurrection communiste. Ce cliché est-il fondé ?
Gérard Conio[tooltips content=’Ancien professeur de lettres et de civilisation slaves, traducteur du russe et du polonais, Gérard Conio a récemment publié Béni soit l’exil ! (Entretiens avec Vladimir Dimitrijević, Éditions des Syrtes/L’Âge d’homme, 2017).‘]1[/tooltips]. La vérité est beaucoup plus contrastée. À la chute de l’URSS, le réalisateur Stanislav Govoroukhine a fait un film intitulé La Russie que nous avons perdue. Il y démontre qu’à la veille de la révolution, l’Empire russe était une puissance économique considérable qui, si elle avait continué son expansion industrielle et commerciale, serait rapidement devenue la plus grande puissance européenne. Grâce à des ministres extrêmement dynamiques et compétents comme Serge Witte, spécialiste des chemins des fer, ministre des Finances sous Alexandre III puis chef du gouvernement de Nicolas II, l’empire tsariste était devenu le premier producteur mondial de blé, de pétrole, de charbon, le cinquième producteur d’acier. Les travailleurs des usines Poutilov, fabriquant des locomotives et du matériel roulant, qui ont participé à l’insurrection d’octobre, étaient aussi bien payés que ceux de Ford ou de Krupp. Mais il existait en même temps d’énormes inégalités entre une élite parasitaire et des masses analphabètes et incultes.
En tout cas, les ouvriers n’ont pas attendu la révolution d’Octobre pour que leur condition s’améliore…
Il faut se garder de globaliser. Avant le renversement du tsarisme en 1917, il y a eu la révolution de 1905, suivie d’une répression qui a anéanti les effets des réformes de Witte, notamment ses mesures de protection sociale. Witte, jugé trop libéral, fut congédié en 1906 par Nicolas II, qui mit alors en œuvre une politique de « terreur économique » destinée à briser les tentatives de subversion.
Pour autant, dans sa grande majorité, la population russe était encore paysanne, le prolétariat commençait seulement à émerger et la classe bourgeoise était en train de se constituer. Il n’y avait donc ni véritable société civile ni classe moyenne. Cependant si octobre 1917 a été une rupture brutale, c’est bien sur le plan idéologique. Ainsi, la révolution bolchevique a été une révolution des idées destinée à émanciper une population asservie par l’autocratie et en grande partie arriérée. Les bolcheviks prétendaient donner au peuple
