On peut être un homme de son temps. On peut être un artiste de son temps. On peut aussi trouver un refuge dans la peinture, comme sur un bateau qui de temps en temps seulement rentre au port. Le peintre et poète, Yves Wacheux, né en 1933, a vu de loin disparaître le monde ancien, au fond du lavabo des salles de bain modernes pour ne pas dire dans la cuvette (celle de Marcel Duchamp, bien sûr). Depuis l’âge de vingt ans, il peint des paysages intemporels, des scènes domestiques et des personnages insouciants comme si les uns et les autres étaient faits de la même matière, véritable et irréelle, une matière étrangère à son temps, à notre temps.
Quelques années de fièvre
Au tournant des années 1980, Yves Wacheux est brièvement rentré au port, il a connu son heure de gloire. Presque une erreur de navigation, un malentendu. Il souligne lui-même qu’il n’a jamais cherché à faire carrière. Il était toléré par ses confrères « parce qu’il ne gênait personne ». Au demeurant, on s’étonnait qu’il vende un peu moins que les autres. Sous-entendu (inconscient) : alors qu’il était le meilleur. Ce phénomène de décalage était à la fois inquiétant et rassurant : tout ce qu’il faut de tension et de mystère pour stimuler un milieu d’artistes. Du reste, on tolérait l’intrus d’autant plus qu’il y avait de la place pour tout le monde : le marché de l’art était en pleine floraison, lancé dans un ambigu pas de deux avec l’essor de la finance pour tous (rappelez-vous les sicav monétaires, le boursicotage populaire).
C’était il y a trente ou quarante ans. En ce qui concerne la peinture, ce n’était pas l’âge d’or comme au XIXe siècle, tout de même, où dans chaque intérieur on accrochait au moins une toile et un certain nombre de peintres ont pu vivre de leur art. On a aujourd’hui du mal à y croire. Quelques années de fièvre.
Un peintre à l’écart
Sans lever les yeux de son ouvrage, sans couper son oeuvre de ses racines profondes, Yves Wacheux bénéficia de l’élan général. Les autres peintres, pour la plupart, vivaient à fond dans le présent et préparaient l’avenir : ils s’accoutumaient à la communication, aux relations publiques, aux DRAC, aux FRAC, au personnage de l’artiste qui parle à tort et travers et qui va bientôt maîtriser les réseaux sociaux, et, en même temps, ils s’enfonçaient dans les poncifs du champs de lavande en Provence, des marines pour bord de mer, des clowns et autres chevaux à la belle crinière dans le vent. Ou alors, carrément, ils se lançaient déjà dans la reconversion en installateurs idéologues. Yves Wacheux, quant à lui, a continué à peindre, à cultiver son style. Son grenier, aujourd’hui, est rempli de centaines de tableaux splendides comme seules peuvent l’être la tête ou le grenier d’un peintre. Il a résisté à toutes ces années, à l’invasion des ronds-points, aux émissions de téléréalité, au déclin du marché de l’art qui à suivi la bulle.
Deux expos pour fêter ses 84 ans
À l’oubli – pas tout à fait, quand même. Il est toujours là. Il fait du cabotage non loin de la côte. Cette année encore, alors qu’il fête ses 84 ans : deux expositions ont eu lieu dans une galerie fidèle de la région parisienne (à Gif-sur-Yvette) et du Havre. Les lieux eux-mêmes évoquent une époque disparue. La petite ville de Gif-sur-Yvette existe-t-elle encore, ou seulement dans les romans de Georges Simenon ?
Le peintre Yves Wacheux est coté. Pour donner une idée, on peut obtenir, à l’heure actuelle, une de ses oeuvres de taille moyenne pour la somme de 3000 €. C’est peu et c’est beaucoup : cela dépend du point de vue. Les gens de goût diront que c’est peu. Et l’avis des autres, finalement, importe peu. Ses clients sont souvent étrangers. Pour la plupart, ce sont des Anglais ou des Américains, héritage de l’époque où il exposait rue de Seine (et où la rue de Seine exposait). En évoquant le quartier de Saint-Germain, les images d’autrefois se bousculent, on repense aux confrères peintres, à quelques maîtres qui ont transmis une idée précieuse, aux vernissages, aux tournées en province (l’une d’elles en Corse, mémorable, tous frais payés !).
Le chaman Sartre n’a rien vu
Yves Wacheux fut sociétaire de la plupart des salons dont le nom même n’évoque plus grand chose de nos jours, mais qui marquaient, naguère, les saisons (salon d’automne, salon d’hiver…). Du reste, tout cela était déjà anachronique. Le mitan du XXe siècle fut pour les peintres, comme pour le reste du monde, un moment de transition phénoménal. Le grand moment de la tromperie. Par paresse, on dit que l’utopie communiste a donné le ton à ces années ; le rêve éveillé du grand chaman, Jean-Paul Sartre, planant sans partage sur les esprits de 1950 à 1980. Mais Sartre et ses sbires n’ont rien vu, rien entendu, rien dit – ni rien fait.
À la manoeuvre : la démocratie chrétienne. En marchant sur le corps du catholicisme à l’ancienne, social ou mystique, c’est elle qui a fait le lit du monde moderne sur les ruines de la guerre. Emmêlée dans le radical-socialisme (son grand ennemi, paraît-il), elle a exacerbé la jalousie des petits-bourgeois, nivelé par le bas et imposé pour horizon unique les bienfaits du monde matériel. Elle a discrédité l’ambition légitime de distinction, voire de contribution au bien commun, en favorisant des domaines exempts de tout effort créatif (consommation, loisirs, sexualité “libérée”, en un mot : l’hédonisme).
C’est l’histoire des trente glorieuses. Dès lors, les artistes en particulier ont dû louvoyer, chercher des excuses et finalement se confier au giron protecteur de l’État. Manière détournée de renforcer l’illusion que la victoire était au socialisme. Ô que non ! Car les pauvres commis de l’État, chargés de la culture, se sont trouvés bien bernés par quelques rusés chevaliers d’industrie, vendeurs ou acheteurs, peu importe, d’art contemporain.
Une joie nostalgique
Tout au long de sa carrière de peintre, Yves Wacheux a continué à enseigner le français dans un collège catholique. Cet autre métier l’a mis à l’abri, dit-il. Sa peinture est joyeuse, d’une joie nostalgique plongeant aux profondeurs de soi-même et aux temps primordiaux, autant elle est intemporelle. Sa tradition picturale s’inscrit à travers une lignée qui remonte, par les écoles de Lyon et Paris, jusqu’aux peintres nabis comme Vuillard et Bonnard et plus loin à Pissaro ou Sisley. Wacheux y ajoute un artiste moins connu, mais intéressant, Pougny, un ancien constructiviste d’origine russe qui s’est converti à la couleur en France.
Sans la peinture (et sans Marèse, muse héroïque et adorable), Yves Wacheux aurait pu être un homme perdu, sans espoir, sans dieu. L’ampleur de sa déception sur l’homme se lit dans ses poèmes. Déception de son époque, sur son époque. Dans un collège catholique de la deuxième moitié du XXe siècle, il était aux premières loges pour observer dans son environnement immédiat les progrès de l’iconoclasme contemporain, la déchristianisation institutionnalisée, le renversement du monde. Ses volumes de poésie sont ceux d’un homme amère et solitaire, dont les espoirs ont été déçus et même trompés. Et sa peinture, au contraire, est celle d’un homme habité, jamais seul, faisant rayonner à travers son oeuvre sa foi et sa confiance.
Les artistes, même quand ils s’efforcent de rester le plus souvent au large, à l’écart, sont quelque peu représentatifs de leur époque. La double nature de l’artiste, Yves Wacheux, peintre et poète, c’est la double nature de l’homme luttant par la grâce de Dieu pour sa survie dans un monde hostile et trompeur. C’est le destin de la génération parvenue à l’âge adulte après la guerre, dans les années cinquante ?
Contre l’angoisse contemporaine, contre l’art officiel, obligatoire, absurde, la peinture fut pour Yves Wacheux une poésie en images, un antidote puissant. Qu’elle le soit aussi pour nous !
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