Jusqu’à ces derniers temps, la question du « statut » du conjoint du président de la République en France, qui n’avait de fait concerné que des femmes, n’était en quelque sorte qu’un sujet purement formel. On se contentait d’observer que, selon la personnalité du président, celle de son épouse ou de sa compagne, et l’éthos social et culturel du pays, l’affaire se traitait de manière assez empirique, au long cours, et l’opinion publique, plus ou moins, s’y adaptait. Ce qui ne signifiait pas que la population y fût indifférente, loin de là, mais enfin elle considérait que cette pratique souple était certainement, compte tenu de notre Constitution, quant à elle altière et très formelle, et de la diversité des personnalités concernées, la meilleure des solutions possible.
Et en effet, les modes de réponse à cette problématique se sont trouvés d’une diversité considérable, concrètement incarnée par la variété des personnalités concernées, d’Yvonne de Gaulle à Julie Gayet. Durant une longue période, le principe spontanément adopté était le suivant : le conjoint devait, selon sa relation propre au président, selon également leurs visions respectives de la « fonction », la situation politique, leurs désirs, leurs objectifs, se couler dans une posture ouverte, adaptable également à l’état socio-politique et culturel du pays et à son évolution. La nation française s’est trouvée d’autant mieux respectée au sein de cette tradition évolutive qu’elle a conservé des souvenirs au moins subliminaux, positifs comme négatifs, des rôles souvent très importants mais extraordinairement variés tenus par les épouses et favorites du roi tout au long de notre période monarchique.
Depuis Carla Bruni, un fossé entre la fonction et la représentation
C’est donc très subtilement que, au cours de la Ve République, des évolutions ont eu lieu. Les rôles d’Yvonne de Gaulle, de Claude Pompidou, d’Anne-Aymone Giscard d’Estaing, au-delà des grandes différences de caractères, ont eu la forte caractéristique commune d’être tenus de façon discrète et modeste. Si François Mitterrand a toujours voulu adopter une posture monarchique, sa double vie, comme la personnalité et les options politiques de sa femme Danielle, ont perturbé, de manière publique, l’agencement classique de la relation président-épouse. On sait que Madame Giscard d’Estaing ne se sentait pas le goût et la capacité de tenir le rôle que son époux voulait lui voir jouer. Et c’est bien pour exister que Bernadette Chirac a décidé de devenir elle-même une femme politique – comme Claude Pompidou s’était, de son côté, chargée notamment de la promotion de l’art contemporain. Mais au fond, ces pratiques diverses témoignaient de l’intéressante adaptabilité de la pratique alors en cours.
C’est sous le quinquennat du bouillant Nicolas Sarkozy que la situation a commencé à s’inverser. Il fallait être partout, et que cela se voie. En est découlé une certaine confusion socio-politique. Je me souviens de ma stupéfaction à entendre un jour Cécilia Sarkozy affirmer à la télévision qu’il était exact qu’elle participait aux réunions de cabinet de son mari (alors ministre de l’Intérieur), et ce fort activement, mais que, comme elle n’était « pas née de la dernière pluie, [elle] ne recevait strictement aucune rétribution » à ce titre. Comme si le véritable problème était principalement à ce niveau, et non d’abord à celui du fonctionnement régulier des plus hautes institutions, comportant le respect des personnes régulièrement désignées à ces fonctions ! On est en outre sidéré de devoir constater que les intéressés ne semblent pas s’être demandé si la présence physique et fort active de l’épouse du chef de l’Etat dans ces réunions très importantes ne risquait pas de créer en leur sein des silences, des réserves, des malaises, contraires à l’expression libre des réflexions et des propositions ! Bref, s’il y avait bien un problème non résolu quant à la juste position de l’épouse du chef de l’Etat, ce n’était certainement pas de cette façon qu’il allait l’être. Enfin, ce qui a caractérisé aux yeux des Français la relation entre Nicolas Sarkozy et Carla Bruni découlait de l’extrême besoin de reconnaissance des deux intéressés. Chacun à leur façon, porté par un narcissisme poignant, voulait d’abord et avant tout exister, être socialement, culturellement reconnu, frénétiquement pour lui, plus souterrainement pour elle. Cette période a été celle de l’introduction, au sein du pouvoir, du people, du show business, des interventions tous azimuths : c’est ici que s’est creusé le fossé entre la fonction et sa représentation.
L’incroyable désordre causé par l’intrusion éclatante dans le champ public de la vie sentimentale de François Hollande a constitué un pas de plus vers la dégradation de cette fonction. Réactions sidérantes d’une compagne évincée ; présence au Conseil des ministres présidé par le chef de l’Etat de la mère de ses enfants, ministre importante se plaisant d’ailleurs beaucoup à l’Elysée ; pratiques sentimentales juvéniles du chef de l’Etat étalées aux yeux de tous : tout cela était certes déplorable, mais manifestait que les temps avaient changé, que de nouvelles dispositions s’imposaient quant à la fonction, plus ou moins officielle et claire, du conjoint du chef de l’Etat. En ce qui concerne le principe d’une révision de la situation, il ne semble donc pas soulever d’objection.
Une réponse ad hoc hétérogène et ambiguë
Mais quelle est la solution adoptée par l’actuel président de la République pour remédier à ce problème ? Elle se trouve tout d’abord dans son engagement de créer un statut officiel de « première dame » – expression par ailleurs détestable. Dans cette démarche clairement affichée, Emmanuel Macron s’est trouvé confronté à certains obstacles, aussi bien affectifs que politiques, mais quelque peu contradictoires, qu’il se devait de prendre en compte : d’un côté la reconnaissance de l’importance de l’apport de son épouse Brigitte dans son accession au pouvoir, comme le besoin reconnu de son soutien et de son aide dans ses fonctions ; et de l’autre la crainte de voir son autorité bafouée par une campagne de presse ironique sur ses prétentions « jupitériennes » – éventuellement rapportées à l’influence marquée et reconnue de son épouse (sera-t-elle une Junon ?) sur lui – et le sentiment que l’opinion pourrait être choquée par la curieuse hiérarchie des priorités nationales que cette disposition révèlerait… Ces visées contrastées, mises en œuvre dans le regret de ne pas disposer du champ libre indispensable au déploiement entier du projet initial – un statut plénier de première dame – qui devait venir couronner d’un acte de gratitude princier la victoire politique, peuvent expliquer les ambiguïtés perceptibles dans cette « charte de transparence relative au statut de conjoint du chef de l’Etat ».
La presse nous rappelle aujourd’hui que « dès le mois de juin, la présidence de la République avait fait savoir que cette clarification ne passerait ni par la loi, ni par le règlement. Le statut de Madame Macron est « ainsi entendu comme la définition, par cette charte, de ses missions et des moyens qui lui sont alloués pour les accomplir ». Il est assez extraordinaire, au plan juridique, et s’agissant du plus haut niveau de l’Etat, que soit ainsi empiriquement créé un statut de cette nature au travers de l’octroi d’une telle « charte » portant en principe sur l’une particulière de ses caractéristiques : la nécessaire transparence financière. Les propos relativisants fournis à l’appui de cette création, tenus selon la presse par « l’entourage de la première dame », indiquent en effet qu’il s’agit là « d’un statut propre à Brigitte Macron, qui a été écrit et créé par les services juridiques de l’Elysée, puis validé par le président de la République ». C’est d’ailleurs « elle-même, nous apprend-on encore, qui a choisi ses thématiques de travail, après avoir rencontré de nombreuses personnalités ces derniers mois » ! Mais ces précisions sont-elles de nature à lever toutes les interrogations, et à convaincre du bien-fondé de l’opération ? C’est peu probable : il reste en effet que les pouvoirs réglementaires du président de la République, fût-ce sous le contrôle des « services juridiques de l’Elysée », ne s’étendent pas, sauf erreur, à la création ex nihilo d’un statut du conjoint du président de la République… De fait, vient ainsi d’être prise par le président de la République, au bénéfice d’une personne particulière, une décision importante (et dont d’ailleurs la nature prioritaire reste à démontrer), au caractère non pas même discrétionnaire, mais proprement arbitraire, et dont il est officiellement prévu que la forme qu’elle prendra dans l’avenir variera en fonction de la personne concernée. Nous venons en quelque sorte d’assister à la naissance spontanée, ingénue même peut-être, d’un pouvoir nouveau accordé au chef de l’Etat.
Des données sensibles et signifiantes
Essayons à présent d’identifier les deux ou trois principaux points d’achoppement que soulève cette charte, sans forcer la note.
Cette opération a évidemment été précédée et accompagnée d’une solide campagne de communication, on l’a constaté. Ainsi, le projet en cours visait à « mettre un terme à l’hypocrisie qui prévalait jusque-là » : qui trouverait à y redire ? Ce qui est recherché en l’occurrence, c’est « l’information », la « clarification », enfin ! L’absence de rémunération démontre indéniablement la bonne foi et le désintéressement. Et nous apprenons avec soulagement que « cette volonté de transparence s’inscrit dans la ligne des projets de loi organique et ordinaire pour la confiance dans la vie politique. » Peut-on sincèrement exiger davantage ?
Nous avons déjà énoncé l’intitulé exact de cette « charte de transparence relative au statut du conjoint du chef de l’Etat ». Il met lui-même l’accent sur ce qu’on sait être recevable, voire souhaitable dans ce projet pour l’opinion publique. Le grand décalage sémantique se dévoile cependant sans tarder : cette charte est « relative au statut du conjoint » du président. Mais qui a parlé de statut ? Quel est ce statut ? Où peut-on le trouver ? Qui l’a élaboré, préalablement à la publication de cette charte ? Quelles autorités institutionnelles ou juridiques l’ont institué, légitimé ? On ne tarde pas à saisir que c’est cette charte elle-même qui, rendant compte de ce que doit être la transparence de ce statut, fabrique ipso facto, dans le même mouvement, celui-ci ! Tour de passe-passe judicieux, mais étonnant à ce niveau de l’Etat.
Et alors, une fois cette opération réussie, tout ce qui suit dans le texte, qui n’avait qu’une valeur coutumière, sinon aucune, dans le passé lointain ou récent, acquiert en effet la force du statut. Ainsi, pour en prendre une seule illustration, il est désormais formellement établi que « le conjoint du président de la République « assure la représentation de la France, aux côtés du président de la République, lors des sommets et réunions internationales ». On aurait tort d’estimer que cette mission était tout aussi clairement actée dans les pratiques précédentes : jusqu’alors, la règle coutumière voulait que le conjoint, s’il était présent, l’était sous le seul couvert de la puissance du président, qui le voulait à ses côtés : effet logique de la non-légitimité démocratique du conjoint. Désormais, celui-ci a acquis de facto la puissance propre qui lui permet, et même qui exige de lui, comme un devoir d’Etat ès-qualités, d’assumer cette tâche, importante et sensible, de représentation du pays.
Un OVNI juridique
Dans un autre registre, les compétences attribuées au conjoint, tant qu’elles restaient implicites, ne pouvaient pas, en principe, constituer des contre-pouvoirs à l’égard des représentants de la puissance publique officielle. Evidemment, jusqu’ici, l’épouse du chef de l’Etat pouvait par exemple, à tort ou à raison, s’inquiéter voire s’indigner de certains projets du ministre de l’Education nationale, et s’en ouvrir librement à son mari. Et celui-ci, d’un mot au Premier ministre ou au ministre de l’Education, avait tout loisir d’intervenir là-dessus. Cette situation pouvait, théoriquement, concerner tous les domaines de la vie publique : cette sorte de compétence informelle pouvait se permettre d’être quasi universelle. Aucun ministre ne pouvait s’en offusquer, ou s’en inquiéter. Or, désormais, la « première dame » dispose « officiellement » d’une compétence d’intervention sur un certain nombre de domaines précisément répertoriés – dont justement, à côté d’autres champs majeurs tels la culture et la santé : l’éducation… L’ajout le plus net aux « missions » coutumièrement confiées aux épouses de président consiste dans la possibilité pour le chef de l’Etat actuel de charger Madame Macron de « missions particulières de réflexion et de propositions », donc sans cadre ou limites pré-établis. On peut penser que Brigitte Macron usera avec tact et mesure de ses nouvelles attributions, notamment par respect de l’officialité des fonctions du ministre concerné – mais pas forcément que cette situation semi-institutionnelle soit saine ni conforme à l’esprit et à la forme de nos institutions, de notre République, de notre démocratie. Nul ne peut assurer qu’elle ne provoquera pas de subtils mais pénibles et dommageables incidents. Le chef de l’Etat sera-t-il dès lors parfois amené, y compris publiquement, à de délicats arbitrages ?…
Et ce, d’autant plus que ce « statut » à demi formalisé s’avère plus ou moins un OVNI juridique, délibérément ad hoc : ce qui d’ailleurs est implicitement reconnu d’emblée par l’Elysée, qui insiste sur le fait qu’« il s’agit vraiment d’un statut propre à Brigitte Macron, qui vaut pour la durée du mandat d’Emmanuel Macron », car « il était très important que ce texte ne soit pas contraignant pour les conjoints des futurs présidents de la République ». Ces scrupules, fort honorables, sur le domaine et la durée de validité d’un tel « statut », témoignent encore, s’il en était besoin, de sa nature aléatoire et contestable, sous ses aspects politiques comme au plan juridique.
Enfin, rappelons ici, d’une part, que bien des députés ont manifesté de l’agacement devant ce projet de statut, alors qu’eux-mêmes se voient plus ou moins privés des emplois familiaux sur lesquels certains comptaient fort, d’autre part qu’une pétition en ligne s’opposant fermement à ce même projet avait déjà réuni, avant même le communiqué de l’Elysée, près de 320 000 signataires, en réaction notamment à ses aspects « monarchiques », ou simplement anti-démocratiques. Ces réactions, bien que douteuses pour une part (les emplois parlementaires très regrettés devaient, quant à eux, être rémunérés…), ont cependant contribué, par la forme de censure qu’ils ont suscitée, à la frappante ambiguïté du dispositif présenté à la presse et à la nation.
Au total, n’eût-il pas été plus sage de s’en tenir strictement, en le complétant simplement du principe bienvenu de « transparence financière », à ce que rappelle justement l’introduction de la « charte de transparence » : « Le conjoint du président de la République exerce, en vertu tant de la tradition républicaine que de la pratique diplomatique, un rôle de représentation, de patronage et d’accompagnement du chef de l’Etat dans ses missions. Aucun texte juridique ne codifie ce rôle. » ?
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