Jennifer Cagole ne pensait pas être un jour enseignante. Elle avait d’abord pensé se faire pute, mais quel avenir dans ce métier avec un 85 A ? L’armée et la police la refusèrent, elle n’avait pas la taille requise. Technicienne de surface à la voirie marseillaise ? L’atmosphère de franche camaraderie du syndicat FO la rebuta. En désespoir de cause, elle a passé l’année dernière le CAPES de Lettres — difficilement, car malgré d’excellentes notes à l’écrit comme à l’oral dans sa discipline, elle fut fusillée par les didacticiens, qui suspectaient en elle une amoureuse des Belles-Lettres, péché impardonnable pour les pédagos qui chapeautent le système.
Je l’ai connue par hasard. Elle a accepté de livrer à Bonnet d’âne, tout au long de cette année de stage qui promet d’être fertile en belles découvertes, le récit de ses aventures pédagogiques.
Vendredi dernier, se tenait donc, à la Fac Saint-Charles, la grand-messe initiale, réunissant autour du recteur les IPR, les responsables de l’ESPE locale (prononcez E.S.P.E., comme eux) et le grand trésorier.
À noter que si elle sait dans quel collège elle officiera cette année, Jennifer ignore toujours, en cette fin août, qui sera son tuteur.
Je lui laisse la parole, sans y mettre mon grain de sel.
Jean-Paul Brighelli
Six cents personnes (Six-cents là, et à la même heure un même groupe sur le site de la fac de Droit) massées autour de la cafétéria dès 9h, futurs profs de collège et des écoles, quelques agrégés perdus dans le flot, peu de conversations puisque les gens ne se connaissaient pas, et semblaient marcher en terrain miné. Pour l’essentiel, des quadras dont les années d’études appartenaient à un passé trépassé. Des femmes, majoritairement. L’enseignement serait-il la soupape des divorces ratés ?
Une demi-heure après, entrée dans le grand amphi Peres de la fac. Derrière la table installée sur la tribune, l’Inspecteur d’Académie ouvre le feu avec une longue intervention de bienvenue.
« Il faut que vous fassiez confiance aux familles de vos élèves »
Nous avons donc appris que nous étions désormais des cadres A de la fonction publique — payés sur la base du salaire moyen français, soit 1500 € / mois après cinq ans d’études : que gagne pendant ce temps un cadre du secteur bancaire, Mister Macron ?… Appris qu’un cadre A devait avoir une tenue correcte, car le vêtement a une fonction mimétique — avoir un jean bien coupé empêchera donc les gamins / gamines d’avoir des jeans déchirés… De même au niveau vocabulaire : ne pas jurer (il faudra que j’explique le mot à mes futurs élèves, tiens !), ne jamais s’énerver. Ça les empêchera sûrement d’éructer de leur côté.
Appris aussi que nous avions passé le concours car nous avions reconnu l’excellence du modèle éducatif français (ben non, c’est pour le fric — quelle autre option avec un Master de Lettres, quand on n’est pas un héritier, comme disait Bourdieu ?). Appris enfin qu’avec Jean-Michel Blanquer, c’était la confiance restaurée qui était entrée rue de Grenelle. Hmm… L’année dernière, le même Inspecteur d’Académie a dû expliquer qu’avec Najat, c’était la confiance perpétuée. Les ministres passent, les IA-DASEN restent. D’ailleurs, on nous précisera plus loin que « si vous avez une classe de Quatrième, pour l’élève, c’est la seule quatrième de sa vie » : la latitude récemment donnée par le ministre pour opérer à nouveau des redoublements est apparemment ignorée.
« Il faut que vous fassiez confiance aux familles de vos élèves » — évitons de penser que certains parents viennent, de temps en temps, agresser un prof ou un directeur d’école. « Il faut aimer — platoniquement bien sûr — vos élèves » : c’est curieux cette insistance du système sur la pédophilie, le médecin qui m’a délivré mon permis physique et psychique d’enseigner m’a demandé aussi, avec une foule de soupçons, pour quelle raison pathologique je voulais fréquenter des gamins.
Najat ? Présente !
« Et il faut laisser à vos élèves assez d’espace pour qu’ils deviennent des citoyens éclairés » : la formulation m’a paru énigmatique, mais un IPR, prenant la parole peu après, a explicité le propos : « Vous avez un devoir de neutralité en tant qu’enseignants qui oblige à respecter la laïcité, corollaire de l’égalité ; les élèves n’ont pas ce devoir : c’est par la prise de parole qu’ils forment le futur citoyen éclairé qu’ils deviendront infailliblement ». Ça, c’est de la loi Jospin remise au goût du jour : liberté d’expression, etc. Donc, si j’ai bien compris, je dois rester neutre, supporter les discours les plus fanatisés de mes loupiots, et excuser le fait qu’ils manifestent pendant les minutes de silence. Bon.
Le même IPR a utilisé la métaphore de la matriochka pour caractériser ce qu’était, selon lui, l’ancien système, où chaque classe succédait à la précédente sans lien organique. « Mais grâce au système des cycles, désormais, tout est lié — et le CM2 est organiquement lié à la Sixième ». Il n’a jamais dû voir une matriochka, parce que tout s’y emboîte. Et manifestement, la réforme Najat est toujours d’actualité. C’est bien la peine que Blanquer, il se décarcasse !
« La liberté pédagogique, ce n’est pas n’importe quoi », a précisé l’IPR ; « reprenons les textes ». Et de projeter sur l’écran (manifestement, les IPR maîtrisent le C2i, ce pré-requis de connaissances informatiques bien plus crucial, désormais, que les connaissances disciplinaires) les Bulletins officiels expliquant en quelques déterminants fléchés (« Professeur => éducateur ») le cadre dans lequel nous devons évoluer. Ainsi, nous avons appris qu’un fonctionnaire est tenu au secret professionnel et en même temps, comme dirait Emmanuel, se doit d’informer le public — ce que je m’empresse de faire ici-même.
Education ou instruction ?
« Si vous faites venir un éditeur dans votre établissement (ces gens-là supposent donc que le prof lambda connaît des éditeurs…), vous devez faire aussi venir un éditeur concurrent » : il est temps que j’étoffe mon carnet d’adresses !
À propos d’éducateur… Nous avons trouvé sur les travées des imprimés où était notifiée une question, à laquelle nous devions répondre, ce qui faciliterait in fine le dialogue avec les experts attablés au bureau. J’ai donc planché sur
et demandé si le « ou » était inclusif ou exclusif (comme dans Le Mariage de Figaro). À quoi l’on m’a répondu qu’aujourd’hui, enseigner, c’est éduquer et vice versa. Ils n’ont pas dû lire Condorcet, au rectorat. À moins que le projet final soit de transformer n’importe quel prof en gardien de fauves.
L’après-midi, c’est à la fac de Droit de Marseille, sur la Canebière, que la messe s’est continuée — avec le discours du recteur. Après un long historique de l’Académie depuis 1808, il s’est lancé dans le dur : « L’école il y a trente ans ne luttait pas contre le décrochage scolaire, au contraire elle le favorisait. N’êtes-vous pas les témoignages vivants de ces progrès de l’école ? » En voilà un bon petit soldat du collège unique !
Futures cibles humaines
Le discours public autorise-t-il toutes les hyperboles ? « L’école française accueille plus de nationalités que l’ONU » — hmm, difficile à concevoir, une nationalité hors ONU — ou peut-être fait-il allusion aux « communautés », comme on dit désormais ? Les métaphores viennent au secours de ses hyperboles : « Le sage voit les pétales de la rose, mais l’imbécile en voit les épines » — Brighelli, vous êtes repéré ! Le recteur a spécifié qu’il utilisait un proverbe arabe à cause du public qu’à Marseille, nous avions toutes les chances d’accueillir. Il ne doit pas sortir souvent à Belsunce, où les Chinois commencent à supplanter les Maghrébins : il convient donc d’actualiser les métaphores : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde Meirieu. »
« On ne peut plus dire que vous êtes partis pour un long fleuve tranquille, vous faites même partie des toutes premières promotions qui allez connaître des évolutions considérables dans votre carrière » : maître de Jiu-jitsu comme Néo(prof) dans Matrix ?Cibles humaines ?
Et cerise sur le gâteau, « vous êtes des intellectuels, vous n’êtes pas des exécutants ». Oui — pour 1500 € par mois pour nous faire cracher à la gueule, nous sommes presque des exécutés.
Le recteur, bon petit soldat nommé par Najat et toujours là, a obligeamment rappelé les quatre priorités de l’actuel ministre :
Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli
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