Daoud Boughezala. Fin juillet, l’unique centre de déradicalisation de France, situé à Pontourny (Indre-et-Loire) a annoncé fermer définitivement ses portes. D’une capacité d’accueil de 25 personnes, il n’hébergeait plus aucun pensionnaire depuis février. Comment expliquer cet échec patent ?
Amélie Chelly[tooltips content=’Auteur d’une thèse de sociologie à l’EHESS sur la République islamique d’Iran, Amélie Chelly publiera en en février 2018 aux éditions du Cerf Djihadistes européens : anatomie des radicalisations. ‘]1[/tooltips]. Ce centre n’a jamais hébergé de véritables pensionnaires. Il fonctionnait sur la base du volontariat, si bien que moins d’une dizaine de personnes ont été prises en charge sans aller au bout de ce « traitement ». Mais l’idée-même d’un centre de déradicalisation me paraît être un non-sens.
D’une part, parce que les radicalisations sont toutes différentes les unes des autres, ce qui condamne à l’inefficacité l’application d’une méthode unique à un ensemble de personnes acquises à l’idéologie djihadiste pour des raisons différentes. D’autre part, le projet du centre était de mettre ensemble des personnes qui ont la même idéologie avec l’idée qu’ils s’en défassent. Or, il est complètement irréaliste de rassembler des individus atteints de la même « pathologie », de la même dépendance psychologique pour faire en sorte qu’ils oublient les mécanismes inhérents à cette pathologie.
Mais la radicalisation djihadiste n’est un mal psychiatrique. Il s’agit d’une idéologie qu’on ne saurait traiter par des moyens cliniques !
À Pontourny, l’idée n’était pas d’infliger un traitement sur le modèle de la pathologie. Ceci dit, un certain nombre de personnes sont mues par des rassorts violents qui présentent des traits similaires aux actes radicalisés. Ces individus – très peu nombreux rappelons-le – sont atteints de pathologies psychologiques auxquelles ils donnent du sens via le radicalisme islamiste. Pensons, par exemple, à Moussa Coulibaly qui, le 3 février 2015, a blessé trois militaires devant un centre communautaire juif niçois : il présentait tous les traits caractéristiques d’un radicalisé (discours haineux envers les Juifs et les militaires, tentative de départ en Syrie), seulement cet homme était un marginal, déséquilibré, violent bien avant de rencontrer le recruteur Omar Omsen. Sans réelle approche ou formation idéologique, il s’est laissé convaincre de donner une couleur « légitime », « licite », à ses actes . Un tel raisonnement consiste à dire : « J’ai une pulsion meurtrière, j’ai des envies violentes mais une idéologie fait en sorte de les rendre bonnes. »
Chez les radicalisés issus des classes moyennes, il y a moitié de convertis et moitié de born-again musulmans.
Sur l’ensemble des jeunes radicalisés que vous avez rencontrés, quelle est la proportion de ces profils psychologiquement fragiles ?
Les radicalisés pour raisons psychologiques sont très peu nombreux même s’il est compliqué d’apporter des chiffres. Tous ont des faiblesses (nous en avons tous), très peu sont atteints de pathologies psychologiques les faisant rompre totalement ou partiellement avec le principe de réalité. Il faut bien savoir que nos radicalisés en Occident ne sont pas les mêmes qu’au Moyen-Orient. Ici, ce sont des enfants déçus de la post-modernité qui se radicalisent alors qu’au Moyen-Orient, la radicalisation peut exprimer des aspirations modernes restées inassouvies.
C’est-à-dire ?
En Occident, la modernité a accouché d’idéologies globalisantes, de grilles de lecture du monde qui ne laissent rien au hasard, distinguent le bien et le mal comme une religion. A ceci près qu’une religion promet bonheur et vérité dans l’au-delà, toutes choses qu’une idéologie (nazisme, communisme…) promet ici-bas. Mais les grandes idéologies holistes ont échoué en Occident. Si nous sommes entrés dans la postmodernité, cela signifie qu’il n’y a plus de sens déterminé. Loin des grands cadres idéologiques, il faut désormais accepter que tout est de l’ordre de la réforme, du tâtonnement, du pragmatisme. Or, l’idéologie délivrée par Al-Qaïda et l’Etat islamique propose un sens et une explication du monde.
Au sein même des djihadistes occidentaux, on peut distinguer les convertis des musulmans « de souche ». Avez-vous une idée du poids respectif des uns et des autres ?
D’une certaine façon, tous sont des convertis, ou des « born-again », comme les appellent des spécialistes comme Olivier Roy, puisqu’ils optent pour la lecture la plus radicale de leur environnement religieux et culturel maternel, en rupture avec la pratique de leurs parents. Dans les banlieues, joue souvent la caractéristique identitaire inhérente à l’islam. Ces jeunes ont une culture musulmane et vont opter pour ce qu’ils pensent être une renaissance islamique authentique. Chez les radicalisés issus des classes moyennes, il y a moitié de convertis et moitié de born-again musulmans.
A ce propos, contrairement à une idée répandue, il semblerait que les radicalisés ne souffrent pas tous d’exclusion économique et sociale. Certains ont quitté leur khâgne pour s’engager aux côtés de l’Etat islamique. Que savez-vous de ces bourgeois du djihad ?
Beaucoup de femmes pro-Daech viennent de la classe moyenne. Pour deux raisons qui tiennent de l’échec du féminisme. Elles pensent que ce dernier a dévirilisé les hommes, qui ne sont plus des piliers sur lesquels se reposer. On apprend toujours aux enfants que l’amour et le mariage pour la vie garantissent le bonheur. Cela aboutit à une forme de hiatus entre cette image idyllique basée sur la durée et une société toujours plus périssable et éphémère. Certaines femmes pallient ce hiatus en se rendant dans un pays où le mariage se fait à vie : l’Etat islamique ! Dans leur esprit, seul le djihadiste est garant de cette stabilité et met sa vie biologique en dessous de ses idées.
Certains enfants nés chrétiens s’identifient tant et si bien au désarroi de leurs amis musulmans qu’ils finissent par épouser la cause djihadiste.
Du point de vue des hommes, l’idéal viril est-il aussi un moteur de l’engagement djihadiste ?
Certains radicalisés m’ont confié rechercher leur puissance dans l’impuissance de leurs parents. L’idée est de mettre ses parents dans une situation d’impuissance pire que celle dans laquelle ils pensent que leurs parents les ont plongés depuis leur enfance. De même que les parents n’ont jamais compris leurs enfants, ils ne comprennent pas davantage pourquoi leurs enfants sont partis en Syrie. Ce discours revient aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Mais chez les hommes, il se manifeste de manière beaucoup plus biologique. Chez les garçons venus d’un milieu immigré, c’est le père qui fait la loi. Mais en même temps, celui-ci a courbé l’échine, travaillant toute sa vie pour servir la France. Aux yeux de ses fils, il a baissé la tête. Plus faible physiquement, le père continue à faire la loi chez lui, ce qui est perçu comme contre-nature par ses fils. Certains garçons vont contester cet ordre des choses en faisant de leur arme le prolongement de leur virilité pour signifier à leur père qu’ils font désormais la loi.
Du côté des convertis à l’islam, quels sont leurs motivations pour se lancer dans une montée aux extrêmes djihadiste ?
Il y a trois cas de figure. Le premier, c’est la perte du sens à laquelle certains ne se résolvent pas. Ils voient dans l’Etat islamique la bonne voie face à l’échec de la modernité que j’évoquais.
D’autres sont dans l’empathie de l’injustice, du défavorisé. Un grand nombre de discours posant les populations musulmanes en victimes des injustices et de la colonisation, cela les incite à se ranger de leur côté.
Enfin, certains vivent dans un milieu défavorisé sans être issus de l’immigration. Ils s’identifient tant et si bien au désarroi de leurs amis musulmans qu’ils finissent par épouser la cause djihadiste.
Un phénomène classique d’acculturation au groupe culturel majoritaire….
Exactement. Des enfants nés chrétiens dans un milieu où les personnes issues de l’immigration sont majoritaires vont parfois jusqu’à suivre la désespérance et l’extrémisme djihadiste de leurs connaissances.
Mais cela ne signifie pas que les familles issues de l’immigration restent traditionnellement musulmanes et échappent au phénomène de sécularisation. Beaucoup de familles en restent à l’islam traditionnel, celui que Gilles Kepel appelle « l’islam des darons », ou quittent progressivement l’islam. Face à cette évolution, des jeunes vont se dire que leur famille est devenue « mécréante » et qu’ils peuvent la sauver en allant au paradis par leur martyre. Cette idée est très présente. Mais il y en a une autre : quand il y a un mort d’un proche dans une famille, naît une dimension métaphysique. Pour le djihadiste, ce n’est plus la promesse de l’au-delà de la mort mais la promesse qu’en ce bas monde, sa famille reviendra à la religion par la mort.
Je suis très pessimiste quant à la possibilité de déradicaliser les très jeunes qui ont grandi dans un milieu reclus salafiste.
Autrement dit, comme en Iran, sécularisation et djihad peuvent faire bon ménage. Dans un contexte aussi complexe, que peut faire l’Etat pour déradicaliser les candidats au djihad ?
La prévention peut constituer un remède, par exemple en donnant aux désenchantés du djihad.
Il faudrait faire éventuellement du cas par cas, éventuellement avoir un principe de tutelle ou alors des groupes avec plusieurs radicalisés avec à chaque fois des entretiens individualisés. Ayons en tête que ces dernières années, les sympathisants de l’Etat islamique sont entrés dans un processus en plusieurs étapes :
- Intéressés par cette idéologie, ils ont le cerveau lavé et essaient de se rendre sur le territoire de Daech.
- les médias prétendent que ce qui se passe là-bas est barbare mais tout ce que nous explique les médias est faux. C’est la théorie du complot.
- Même s’ils donnent en partie raison à idéologie djihadiste, certains sont choqués par les exactions de Daech. Cela a entraîné une crise des vocations.
On a longtemps cherché en vain la méthode miracle de déradicalisation. C’est une erreur en raison de la multiplicité des discours et des trajectoires. Je suis très pessimiste s’agissant des très jeunes qui ont grandi dans un milieu reclus, par exemple salafiste.
Le salafisme serait-il l’antichambre du djihad ?
Salafiste n’est pas forcément synonyme de djihadiste. A mon sens, le salafisme produit un discours – qui résistera d’ailleurs à certains discours djihadistes européens – et qui dessine les contours de ce qu’il faut aimer ou haïr, contours très incompatibles avec le vivre-ensemble et les principes de nos sociétés. Ces discours produiront des aspirations djihadistes. Le salafisme n’est pas le passage obligé du djihadisme mais son terreau le rend propice à une sensibilité djihadiste. D’ailleurs, d’un point de vue purement idéologique, il y a de réelles divergences entre les deux groupes. Je pense notamment au conflit israélo-palestinien : pour un salafiste, le palestinien, s’il est un bon musulman, doit quitter le territoire où il est opprimé, faire sa hijra, c’est-à-dire se rendre en un lieu où il peut décemment vivre son islam ; pour le djihadiste, le Palestinien, s’il est un bon musulman, doit prendre les armes contre Israël pour abattre le régime mécréant (taghut) qui l’empêche d’être un bon fidèle.
Mais la frontière que nous traçons est grossière. Il y a des dizaines de branches à l’intérieur de chacune de ces tendances.
Prenons les djihadistes combattant en Syrie. Comment les uns et les autres ont-ils choisi leur affiliation à l’Etat islamique plutôt qu’à Al-Qaïda?
Ceux qui voulaient abattre le régime de Bachar Al-Assad pour ensuite mettre en place un Etat islamique se sont rangés du côté d’Al-Qaïda, tandis que ceux qui entendaient imposer l’islam rigoriste et régir les bouts de terrains gagnés par les lois d’un Etat islamique même avant la chute du régime syrien, se rangeaient du côté de Daech. En définitive, la seule constante consiste en ce que toutes ces tendances sont des versions idéologiques puisque politiques de l’islam. Ce sont autour de divergences politiques qu’elles s’opposent de façon quasi-systématique.
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