En France on aime à brandir les grands principes pour s’opposer à tout changement tout en s’accommodant aisément des réalités qui, très souvent, bafouent ces mêmes principes. C’est dans ce contexte que tous les responsables politiques des partis traditionnels, à l’unisson avec les analystes, experts et journalistes, ont crié au « holdup » démocratique fomenté par La République en Marche (LRM) lors des dernières législatives.
Avoir la majorité absolue a été présenté comme dangereux et exceptionnel alors que c’est plutôt banal sous la Ve République. On n’a jamais eu d’assemblée, à une exception près en 1962, qui ait fait tomber le gouvernement. L’exemple des frondeurs lors de la dernière législature est symptomatique de cet état de fait. La « démocratie » activée par une opposition vigoureuse s’est toujours essentiellement limitée au harcèlement de la majorité, en particulier avec la pratique des propositions d’amendements finalement rejetés. Les exceptions – comme l’adoption de la loi Veil avec l’appui de députés PS, ou la suppression de la peine de mort par Badinter, votée par plusieurs députés de l’opposition – ne faisant que confirmer la règle.
En finir avec la démocratie d’affrontement
Coincées dans cette démocratie d’affrontement, le but de chaque opposition, bien qu’inatteignable est constant : faire tomber le gouvernement pour prendre sa place. En symétrie inversée, face à cette pression constante, tous les membres de la majorité sont sommés de faire bloc pour éviter la chute. L’opposition des uns créant l’alignement des autres. Et tous les cinq ans l’opposition espère prendre la place d’une majorité qui aura failli, ce qui arrive assez régulièrement. Dans cette logique mécanique de partis, le fait que ce soit le pays, c’est à dire les citoyens, qui trinquent devient anecdotique. Ils auront pâti des autres pour profiter des arrivants. Ainsi a tourné la Ve République, avec une ardoise : dette, chômage, perte de performance, vétusté, inégalités, qui n’a cessé de s’accroître avec les uns et les autres.
En revanche, ce qui est inédit dans cette nouvelle Assemblée, c’est d’avoir un mouvement majoritaire composite sans idéologie politique clairement définie pour le porter, si ce n’est celle de s’inscrire dans la dynamique macronienne de modernisation et de déblocage de notre vieille société. Maintenant ce sera à gauche, à droite, au centre ou ailleurs, selon les cas. C’est ce qui est annoncé.
La République en Marche: plusieurs à partir d’un seul
Et c’est précisément cette composition hétéroclite, propice à l’expression spontanée d’opinions multiples forcément divergentes sur tel ou tel sujet, qui est perçue par beaucoup comme la principale faiblesse de LRM, alors qu’au contraire c’est paradoxalement là que réside son potentiel démocratique pour instaurer une véritable séparation stimulante et efficace de l’exécutif et du législatif. Ce à quoi il faut ajouter sa part de 56.49 % de novices, qui vont de facto apporter du renouveau, de la fraîcheur, de l’innocence, et cela justement grâce à leur manque d’expérience d’élus. Ils n’ont pas encore été rodés aux petits arrangements et parfois au cynisme, typiques de nombre de dégagés.
Cette « faille » offre l’opportunité de changer le paradigme de gouvernance. Les divisions à venir devront enrichir les décisions et surtout ne pas entrainer une fragmentation en factions opposées et rigides, qui automatiquement transformeraient les projets de lois en enjeux de pouvoir entre elles. LRM devra préserver et entretenir cette composition de députés individualisés en évitant de tomber dans le piège de sa « mise en parti ».
L’alignement systématique sur la consigne de la présidence du groupe devra être proscrite. Il faudra en finir avec les votes bloqués et renoncer au niveau intermédiaire du parti qui a gravement paralysé le débat démocratique. Bien sûr, une telle transformation demandera plus de présence, plus de travail, plus de responsabilité, mais c’est un des enjeux de cette « expérience » macronienne. A l’inverse, face aux cris d’orfraie des oppositions associés aux commentaires des analystes et journalistes, le risque probable sera la tentation d’homogénéisation de ces individualités par de nouveaux leaders qui les transformeront en clones rajeunis de ceux qu’ils ont remplacés.
« Que cent couacs s’épanouissent, que cent députés rivalisent ! »
Ce bouleversement démocratique reposera sur la capacité à intégrer les discordances au sein de la majorité, sans qu’elles ne soient perçues comme des couacs avant-coureurs d’un éclatement, attendu, espéré ou redouté. Les rivalités ne devront plus être instrumentalisées pour affaiblir le pouvoir mais l’enrichir. LRM devra inventer des protocoles novateurs de prise de décision qui intègrent organiquement divergences exprimées et débattues.
Pour conduire de tels débats il faudra concevoir des niveaux intermédiaires éphémères comme par exemples des clubs à adhésion multiple et momentanée en se méfiant de la tendance « naturelle » à se constituer en courants polarisants et pérennes. L’important ne devra plus être d’avoir une unité spectaculaire de façade mais de forger une dynamique efficace qui sache sélectionner les meilleures mesures à appliquer, meilleure n’étant pas pris au sens absolu mais relatif, meilleure aux vues de la majorité du moment. Mais une fois la décision prise, chacun se devra de la défendre et de faire au mieux pour qu’elle soit appliquée avec une véritable adhésion. De la même façon, dire non à un projet de loi ne doit plus signifier non au gouvernement.
Pour mener à bien une telle feuille de route, LRM doit renoncer aux sirènes de l’ordre stérile pour profiter d’un désordre constructif qui reprendrait de façon paradoxale, en la transformant et surtout en l’appliquant, la formule de Mao pour « que cent couacs s’épanouissent, que cent députés rivalisent ! ».
Le nouveau monde ou le retour du pire
Mais pas de grand soir, pas de grand chambardement, juste être dans son temps, ce temps multiple qui nous a dépassé et qu’il s’agit de rattraper. Le pays est mûr, pas pour un extrême rétrograde comme on le craignait, mais tout simplement pour un changement de génération qui nous mette au niveau du monde d’aujourd’hui, celui du XXIe siècle.
Ce qui paraissait et était impossible il y a seulement 3 mois, paraît désormais aller de soi. Les montagnes sont devenues des plaines, il suffit d’avancer. Mais sera-ce dans la même direction en suivant une ligne brisée, garantie des complexités imbriquées de gauche, de droite et d’ailleurs ? Où bien sera-ce suivant une ligne droite, rectiligne et réductrice qui faillira à appréhender les problèmes dans leurs dimensions enchevêtrées ? Ou encore sera-ce en groupes dispersés dans toutes les directions réduisant le législatif à l’impuissance. Les deux dernières options porteraient un retour brutal aux tentations extrémistes. Attention à ne pas recréer ce vieux monde qui aujourd’hui s’estompe sans coup férir, car si le mieux est dorénavant à portée de législature, le pire même dévitalisé, n’a pas pour autant disparu.
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