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Folles à tuer


Folles à tuer
Gone Girl, David Fincher, 2014. Crédit photo : wentieth Century Fox.

Les femmes sont-elles dingues ? Deux excellents romans noirs, écrits par des femmes, inclinent à répondre par l’affirmative.


Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, il faudra attendre que les femmes fassent irruption comme auteures dans le roman noir pour que leurs personnages deviennent un peu plus complexes que celui de la maman, de la putain ou de la femme fatale. On devrait ainsi relire plus souvent la grande Helen McCloy (1904-1994), qui montre dans des thrillers psychologiques étouffants, par exemple La Vierge au sac d’or, que certaines femmes ont des comportements remarquablement toxiques, bien plus dangereux pour les hommes que le fait d’en vouloir à leur argent ou leur virilité : le mâl(e), aurait dit Lacan, c’est encore les femmes qui en parlent le mieux…

Et c’est sans doute Helen McCloy qui aura inspiré deux lointaines descendantes en la personne de Sarai Walker dans (In)visible et Luana Lewis dans Obsessions. Voici deux polars hantés par une question dont dépend tout de même la survie de l’espèce : les femmes sont-elles dingues ? La réponse est incontestablement oui, même si elles peuvent avoir de bonnes raisons pour cela.

Une héroïne en proie au mal-être de notre temps

Prenons l’héroïne de Sarai Walker, Prune Keetle. Elle a 29 ans et elle est très grosse. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle le vit mal. Elle a beau évoluer dans une société où la surcharge pondérale est banale, elle est recluse dans un appartement de Brooklyn. Elle se rêvait grande journaliste et l’ironie du sort lui a donné comme boulot de répondre au courrier des lectrices d’un magazine pour adolescentes, façon Jeune et Jolie. Elle essaie tant bien que mal de consoler les anorexiques, les automutilatrices, celles qui piquent des médicaments dans la pharmacie de maman, celles qui veulent absolument se refaire les seins à 15 ans ou celles qui se demandent si avoir été prises par trois garçons la même soirée alors qu’elles étaient complètement ivres, ce ne serait pas par hasard un peu du viol ? Prune ne sort que pour aller dans un de ces groupes de parole, si en vogue aux States, où d’autres femmes grosses suivent un régime sans espoir. Elle s’habille de manière informe, toujours en noir, et prend des antidépresseurs depuis son premier chagrin d’amour à la fac. Elle baisse toujours les yeux dans la rue et fait mine de ne rien entendre quand on se moque d’elle.

On saluera le talent de Sarai Walker, capable de donner une réalité poignante à son personnage tout en instillant dans l’esprit du lecteur un doute qui ne fait que grandir sur sa santé mentale. Prune se pense suivie par une autre jeune femme, mince celle-là : elle lui donne un jour, avant de disparaître, un livre appelé Dietland qui dénonce la mafia des faiseurs de régime et notamment le programme « Baptiste » que Prune a autrefois suivi sans succès.

Une croisade féministe qui vire au terrorisme

Au même moment, un groupe clandestin appelé Jennifer, car aux USA « toutes les filles s’appellent Jennifer », entame une croisade féministe qui vire au terrorisme et plonge le monde dans le chaos en transformant les rapports hommes-femmes en une guerre des sexes qui n’a plus rien de métaphorique. Une des actions fondatrices du groupe Jennifer consiste ainsi dans l’exécution de 12 violeurs jetés vivants d’un avion à 3 000 mètres d’altitude au-dessus du désert de l’Arizona.

Alors que Prune, pour sa part, rejoint une association créée par l’auteure de Dietland, la Fondation Calliope où l’on vous gave de films pornos hard et de calories, elle se demande peu à peu si Calliope et le groupe Jennifer n’auraient pas des liens étroits. Entre sevrage et relooking extrême dans les locaux souterrains de Calliope, Prune Keetle perd pied et finit par ne plus savoir exactement qui elle est et le lecteur non plus.

Il y a bien sûr, dans (In)visible, la critique d’une hypocrisie qui prétend à l’émancipation des femmes pourtant toujours soumises à des canons de beauté aliénants. En cas de refus, il ne reste que le refoulement volontaire de leur sexualité comme c’est le cas pour Prune ou celui imposé par la religion. On signalera à ce titre, dans ce roman qui décidément ne respecte rien, le meurtre d’une star du porno et d’un imam intégriste comme représentant les deux faces de la même pièce. Mais ce qui domine dans ce Fight Club au féminin, c’est une manière de nihilisme désespéré où le sort fait à la femme n’est qu’une des facettes d’une violence beaucoup plus générale, voire banale, et ne laisse à ceux qui veulent s’y opposer que le recours à une violence encore plus forte, ce qui fait d’(In)visible un livre ambigu, donc passionnant.

Un roman en miroir brisé

Obsessions de Luana Lewis semble le reflet inversé d’(In)visible. L’héroïne s’appelle Vivien. Issue de la lower middle class londonienne, elle a plutôt réussi un beau mariage avec Ben Kaye, trader en vue dans la City. Vivien est belle, élégante, à l’aise en société et complètement folle. Obsédée par son apparence, surveillant sa ligne par un régime simple qui consiste à refuser de manger, elle s’impose un calvaire silencieux et a accepté la maternité comme une malédiction.

Obsessions est un roman composé comme un miroir brisé ou un puzzle éparpillé. Le lecteur va devoir découvrir comment et pourquoi on a pu retrouver Vivien morte dans le Regent’s Canal en 2013. Qui est cette Vivien, qui ne laisse aucune trace sur internet, qui boit seule dans des bars d’hôtels, qui adore plaire mais ne supporte pas qu’on la touche, qui envie sa femme de ménage ukrainienne enceinte mais panique à l’idée que son corps à elle connaisse une telle déformation : « Vivien avait horreur d’une chose : désirer ce qu’elle n’avait pas » ?

Un récit savamment désordonnée

On suit ainsi, dans un désordre savamment orchestré, depuis le début des années 1990 à sa mort, à travers une multitude de points de vue, la vie d’étudiante de Vivien et les relations troubles qu’elle entretient avec son amie Charlotte, où la jalousie et l’attirance sexuelle forment un mélange explosif, puis sa vie de couple avec Ben à Amsterdam où il est nommé avant de revenir à Londres.

Vivien a-t-elle été assassinée, et par qui, ou s’est-elle suicidée ? Comme nous ne sommes pas dans un roman policier mais dans un roman noir, la réponse est de peu d’importance. Ce qui compte ici, c’est une forme de vampirisme psychique généralisé qui semble être le seul mode de relations entre les hommes et les femmes aujourd’hui, le tout remarquablement traité par Luana Lewis qui se révèle également une très digne héritière de la grande Patricia Highsmith.

(In)visible de Sarai Walker, éditions Gallimard, « Série Noire », 2017.

Obsessions de Luana Lewis éditions Denoël, « Sueurs froides », 2017.

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Été 2017 - #48

Article extrait du Magazine Causeur




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