Il y a pratiquement un an, David Cameron, Premier ministre du Royaume Uni, se sacrifiait sur l’autel du Brexit. Aujourd’hui, son successeur Theresa May, nouvelle Brunehilde, vient de procéder à une auto-immolation en règle. Certes, David Cameron est parti en moins de trois semaines, tandis que Theresa May reste pour le moment aux commandes. Mais, semblable à quelque figurante de la série Walking Dead, l’espérance de vie de la locataire du 10 Downing Street est désormais strictement limitée.
Comptant sur cette élection pour augmenter sa majorité et asseoir sa légitimité, face aux 27 partenaires européens, mais surtout face à son propre Parlement, Theresa May se retrouve avec 318 sièges sur 650, une perte de 13 par rapport au score antérieur. A la vérité, les Conservateurs ont fini avec 319, mais le 319e est celui du président de la Chambre des communes, John Bercow, et ne compte donc pas. Loin de consolider sa domination du Parlement, Theresa May a perdu sa majorité absolue et, afin de garder son poste de Premier ministre, se voit contrainte de s’allier avec les dix députés du Parti unioniste démocrate de l’Irlande du Nord. Autre cadeau potentiel en provenance de l’Ulster : les sept députés du parti républicain, Sinn Fein, selon leur habitude, refuseront de siéger au Parlement, réduisant le nombre effectif des députés de l’opposition. Bilan : 328 contre 314. Sur le plan strictement arithmétique, cette alliance, si elle se confirme, permettra à Theresa May de continuer à gouverner, mais fera d’elle l’otage de chacun de ses propres députés, ainsi que de ses alliés irlandais. Dans ces conditions, sa marge de manœuvre sera très limitée : des projets de loi ambitieux ou controversés ne supporteront pas la plus petite rébellion de la part de ses troupes.
Une campagne désastreuse centrée sur sa personne
Sa position à la tête du parti est en plus fortement contestée. Ses collègues lui reprochant à la fois son style de leadership, centré jalousement sur elle-même et sa garde rapprochée, et la très mauvaise campagne électorale qu’elle vient de conduire. En fait, ces deux problèmes n’en font qu’un. Elle a l’habitude, depuis l’époque où elle devenue ministre de l’Intérieur, de ne consulter que ses deux conseillers, Nick Timothy et Fiona Hill, qui ont tendance à traiter de haut tout autre interlocuteur. Devenue Premier ministre, Theresa May persiste dans ce style autocratique qui met à distance les autres membres de son gouvernement. Le manifeste, dont le lancement désastreux a empoisonné sa campagne électorale, a été écrit, au moins en partie, en petit comité. Terne, austère, manquant de souffle et d’inspiration, son contenu a souvent surpris les candidats conservateurs, même ministres, qui n’avaient pas été consultés avant sa rédaction. Le cafouillage au sujet du financement des aides sociales pour les personnes âgées a probablement éloigné beaucoup des électeurs naturels du parti parmi les retraités. La campagne, qualifiée par les commentateurs de « présidentielle », était axée sur la personnalité de Theresa May. Or, au moment où il fallait s’ouvrir pour montrer son humanité et ses sentiments personnels, elle s’est raidie encore plus que d’habitude, exhibant un extérieur métallique d’automate sans compassion, répétant son slogan sans joie : « Force et stabilité ! » — un croisement entre Dark Vador et le fameux canard mécanique de Vaucanson.
Dans la tradition de la psychologie médicale française, on parle de « folie à deux » pour décrire deux personnes qui s’enferment dans leur propre univers délirant. Il y avait sans doute une certaine « folie à trois » dans les relations entre Theresa May et ses deux conseillers. Aujourd’hui, elle a été obligée de s’en défaire. Restée seule, isolée, elle est devenue la marionnette des ténors du parti. Ironie du sort, Philip Hammond, le chancelier de l’Echiquier (ministre des finances), dont elle se serait débarrassée si elle avait gagné son pari, est maintenant en position de force et lui impose ses conditions. Parmi ces dernières, la nomination possible d’un Premier ministre adjoint (« Deputy Prime Minister ») pour la surveiller. Si le Parti la laisse aux commandes, c’est pour assurer – ô comble de l’ironie ! – une certaine « stabilité » dans la transition. D’ailleurs, selon la coutume constitutionnelle, si Theresa May n’arrivait pas à former un gouvernement, ce serait à son adversaire travailliste, Jeremy Corbyn, de tenter de le faire – ô comble de l’horreur !
Le Brexit n’est plus la priorité des Britanniques
La position de ce dernier au sein de son propre parti est d’ailleurs renforcée. Celui qui était contesté par la plupart de ses propres députés pour ses positions d’extrême gauche, celui que Theresa May renvoyait régulièrement au tapis dans leurs joutes hebdomadaires à la Chambre des communes, a réussi à augmenter de 30 le nombre des sièges des travaillistes, le portant à 262. Lui et ses supporteurs attribuent cette réussite à sa personnalité apparemment sympathique et aux politiques soi-disant compassionnelles et visionnaires proposées dans son manifeste. En réalité, Jeremy Corbyn a surtout profité de la manière spectaculaire dont Theresa May s’est tiré une balle dans chacun de ses pieds si élégamment chaussés. Se posant en Père Noël, il a promis aux électeurs des cadeaux somptueux. Le financement de cette générosité était totalement utopique, mais beaucoup de citoyens, face à une Theresa May spartiate et dépourvue d’empathie, avaient besoin de rêver. Dans le climat instauré par les terribles attentats de Manchester et de Londres en pleine campagne, ils avaient peut-être besoin, même momentanément, de voir la vie en rose.
Theresa May comptait mettre le Brexit, et les négociations qui sont censées débuter le 19 juin, au centre de cette élection. Elle n’a pas réussi. Les gens voulaient penser à autre chose. La mode et les rengaines changent. Si le tube de l’été 2016 et du référendum était l’immigration, celui de l’été 2017 est le social. Pourquoi le Brexit n’est-il plus au cœur des préoccupations des Britanniques ? Pourquoi les électeurs du UKIP, et même de la gauche, qui ont voté pour le Brexit n’ont-ils pas voté pour Theresa May ? Eh bien, c’est précisément grâce au travail remarquable accompli par celle-ci entre juillet 2016 et mars 2017, entre sa prise de fonctions et son déclenchement de l’article 50. Au cours de cette première période, il a fallu réunifier un pays fortement divisé par le référendum et faire accepter par le plus grand nombre une décision collective controversée. Elle y a réussi si bien que ce n’est plus la priorité des électeurs. L’élection, décidée de manière opportuniste par Theresa May, était censée consolider cette phase. C’est en partie un succès : les ultras du UKIP ont été complètement ratatinés, et les nationalistes écossais sévèrement corrigés. Ceux-ci, sous l’autorité de leur égérie Nicola Sturgeon, ont perdu 31 sièges – la majorité à l’avantage du parti conservateur, éloignant ainsi toute idée d’un référendum imminent sur l’indépendance écossaise.
Tout cela est à mettre à l’actif de Theresa May. Le problème, c’est que toutes les qualités personnelles qui étaient si bien adaptées à la première phase – intransigeance, autoritarisme, combativité, contrôle, même sa nature cachottière – ne sont plus du tout adaptées à cette nouvelle phase, post-Article 50, qui réclame collégialité, souplesse, et sympathie, accompagnées par une tendance à ne pas vouloir tout contrôler soi-même. Theresa May restera à la tête d’un nouveau gouvernement, tant qu’elle sera utile à ce poste en termes de politique domestique et en termes de négociations avec les 27. Son utilité dépendra de sa capacité à muter, à faire preuve de ces autres qualités personnelles. Sinon, elle sera remplacée par quelqu’un d’autre – Boris Johnson, David Davis… – qui les incarnent beaucoup mieux.
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