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Pétrus Borel, soldat inconnu du romantisme


Pétrus Borel, soldat inconnu du romantisme
Pétrus Borel, gravure du xixe siècle. Crédit photo : Bianchetti/leemage

Soyons honnêtes, le nom de Pétrus Borel est bien oublié. Pire, il était même oublié de son vivant. Alors pourquoi l’édition de ses œuvres complètes aujourd’hui, aux éditions du Sandre ? Par simple souci patrimonial ? Pour satisfaire le snobisme de quelques amateurs de curiosités littéraires ? L’explication serait un peu courte. Ce qui frappera le lecteur en découvrant ses textes les plus importants comme Rhapsodies (1832), Champavert, contes immoraux (1833) et Madame Putiphar (1839), c’est leur modernité. Mais attention, modernité au sens où Baudelaire, qui fut un lecteur attentif de Borel, employait ce mot : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. »

Ne serait-ce que pour cette raison, lire Pétrus Borel serait un antidote à une forme de bêtise très répandue aujourd’hui : croire que la nouveauté en art et en politique se suffit à elle-même, qu’elle surgit hors sol, qu’elle peut se permettre de renier le passé ou de le moquer, à l’image des colonnes de Buren que Guy Debord avait qualifiées si justement de « néo-dadaïsme d’État », désignant ainsi une fausse contestation qui marche bien sagement dans les clous fixés par le pouvoir. Et Pétrus Borel n’a jamais marché dans les clous.

Son œuvre est torturée, frénétique, « hyperbolique » selon un mot qu’il affectionne. Elle est obscène, violente, déroutante par ses chausse-trappes permanentes, ses ellipses, sa logique interne qui est celle des mauvais rêves. Elle était choquante à l’époque et elle l’est peut-être aujourd’hui encore, si on lit Dina, la belle juive, un des « contes immoraux » où abondent les viols et les suicides dans une lumière noire qui est la marque de fabrique de l’auteur. Mais, pour autant, il ne s’agit jamais d’épate-bourgeois. La rage de Pétrus Borel est irréductible, indomptable, son mépris pour les conventions sociales, morales et esthétiques est parfaitement sincère et sa propre vie, qui se confond avec son écriture, a été un processus d’autodestruction rapide.

L’histoire d’un poète romantique et maudit

Né en 1809 à Lyon mais vivant dès sa petite enfance à Paris, il est mort en 1859 en Algérie. Entre les deux, misère, guignon, scoumoune, et même un peu de prison, pour faire bonne mesure, d’où sans doute son obsession de l’enfermement, du labyrinthe, des architectures angoissantes.

Apparemment, si l’on s’en tient aux dates, il paraît aisé de situer Pétrus Borel dans l’histoire littéraire. Il donne l’essentiel de son œuvre en moins de dix ans. Ces dix années, 1830-1840, sont aussi la décennie dorée du romantisme en France, le moment où ce mouvement s’affirme comme un courant majeur et turbulent après la fameuse bataille d’Hernani, la pièce de Victor Hugo, acte de naissance en même temps que prise de pouvoir de toute une génération d’écrivains. Outre Victor Hugo, apparaissent Lamartine, Musset, Vigny, Gautier, Nerval, Sainte-Beuve.

Dans ce mouvement, Pétrus Borel, quand on se souvient de lui, est qualifié de « romantique mineur » ou de « petit romantique » aux côtés d’un Aloysius Bertrand ou d’un Charles Nodier. Et, de fait, on retrouve chez lui bien des traits saillants du romantisme poussé à l’extrême : le goût du rêve, du macabre, le thème de la ville comme lieu de tous les possibles, l’attirance pour l’exotisme et pour le Moyen Âge, mais aussi l’affirmation de la subjectivité et du culte du moi. Sans compter qu’il est l’archétype du poète maudit, qui ne vit que pour son art et s’épuise contre une société bourgeoise hostile au génie qu’elle ne comprend pas.

Son goût des gentes dames du temps jadis ne l’empêche pas de vouloir en même temps contempler les seins nus de La Liberté guidant le peuple de Delacroix et, si possible, de les embrasser, voire de les mordre un peu.

Cliché ? C’est plus compliqué. Le cliché, avant de le devenir, a un commencement, et ce commencement, c’est Pétrus Borel. Vous cherchez un ancêtre au Baudelaire des Fleurs du mal, au Rimbaud d’Une saison en enfer ? Pétrus Borel est là. Baudelaire, encore lui, écrit sur ce précurseur encombrant : « Plus d’une personne se demandera sans doute pourquoi nous faisons une place dans notre galerie à un esprit que nous jugeons nous-mêmes si incomplet. C’est non seulement parce que cet esprit si lourd, si criard, si incomplet qu’il soit, a parfois envoyé vers le ciel une note éclatante et juste, mais aussi parce que dans l’histoire de notre siècle il a joué un rôle non sans importance. »

Ce que veut dire Baudelaire, c’est que la rupture opérée par Borel n’est pas seulement esthétique : il en tire les conséquences pratiques dans la vie quotidienne comme le feront, plus tard, les poètes de la beat generation qui se livreront de manière très rimbaldienne « au dérèglement de tous les sens ». Il y a quelque chose de l’icône punk chez Pétrus Borel, notamment dans sa façon de hurler « No future » : « Si je suis resté obscur et ignoré, si jamais personne n’a tympanisé pour moi, si je n’ai jamais été appelé aiglon ou cygne, en revanche, je n’ai jamais été le paillasse d’aucun ; je n’ai jamais tambouriné pour amasser la foule autour d’un maître, nul ne peut me dire son apprenti », écrit-il dans le prologue de Madame Putiphar, ce roman d’amour impossible, d’amour monstre, d’une noirceur qui a fait dire à Éluard qu’il fallait chercher ses équivalents du côté de Sade et Lautréamont.

L’apport essentiel de Borel, c’est la transformation d’un romantisme amoureux du passé, souvent réactionnaire – il ne faut pas oublier que Hugo jeune homme est lui-même royaliste –, en un romantisme politiquement révolutionnaire. Son goût des gentes dames en hennin et des ruines au clair de lune ne l’empêche pas de vouloir en même temps contempler les seins nus de La Liberté guidant le peuple de Delacroix et, si possible, de les embrasser, voire de les mordre un peu. On est en droit d’aimer une telle contradiction chez un écrivain, on peut même penser que c’est elle qui a fait de Borel un auteur dont la réputation est inversement proportionnelle à l’influence réelle, au point qu’il fait partie de ceux que Gourmont appelait joliment « les classiques souterrains ».

Un précurseur du nudisme

Il faut se replacer dans l’époque pour le comprendre. Pétrus Borel, en 1829, anime le Petit Cénacle, réunion de jeunes artistes qui miment en quelque sorte le « grand » Cénacle, celui qui se réunit autour de Hugo. Borel, ainsi que Théophile Gautier et Gérard de Nerval, encore inconnus, veulent à la fois se faire une place au soleil et prendre acte de leurs divergences politiques avec le Cénacle de Victor Hugo. Après les Trois Glorieuses, Pétrus Borel et ses amis ne se satisfont pas de la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe qui succède à celle, autoritaire, de Charles X. Ils entrent dans une forme de dissidence dans une société où Guizot donne l’alpha et l’oméga d’une existence réussie avec son célèbre « Enrichissez-vous ! »

Pétrus Borel, lui, préfère alors se mettre à poil, littéralement : il est un précurseur du nudisme, qu’il pratique avec ses amis dans une maison surnommée le Camp des Tartares. Il devient un républicain acharné et, dans l’excellente édition qui nous est proposée ici par Michel Brix, on trouve en annexe les rapports de la police de Louis-Philippe, véritables RG de l’époque, qui précisent à propos du Petit Cénacle que « tous sont membres d’une société particulière ayant pour titre : Club des cochons […] Ces misérables ont qualifié leur réunion du nom qu’ils méritent à juste titre car ils sont sodomistes. Ils sont tous jeunes, très actifs et armés de poignards ».

Certes, Pétrus Borel n’était pas « sodomiste » mais il était dangereux et pas à la manière dont l’entendent les polices politiques d’hier et d’aujourd’hui. Le vrai danger pour le pouvoir, qui ne le voit pas, est celui d’un rapport au monde révolutionné par l’écriture, une écriture qui, de fait, change le monde lui-même. Tristan Tzara le comprend parfaitement dans les années 1920 : « Le chemin de la poésie est étroitement dépendant de celui des idées révolutionnaires, mais il existe une tradition révolutionnaire spécifiquement poétique. De Pétrus Borel et de Nerval, ce chemin passe par le pays de Baudelaire pour rejoindre les régions de Lautréamont, de Tristan Corbière et de Rimbaud. »

La révolution de la poésie

Quelles sont les étapes de cette révolution par la poésie chez Pétrus Borel ? Pour commencer, l’homme se définissait lui-même comme « lycanthrope », c’est-à-dire comme un homme-loup, et ce n’était pas seulement à cause de son système pileux que l’on raconte avoir été particulièrement spectaculaire mais, selon ses propres termes, pour qualifier une attitude politique « sauvage ». Son travail du négatif inspirera toutes les avant-gardes du siècle suivant : les dadaïstes, les surréalistes, les situationnistes et tous ceux pour qui la subversion politique, l’inversion des valeurs et la création artistique vont de pair : « Oui, je suis républicain, comme l’entendrait un loup-cervier : mon républicanisme c’est de la lycanthropie !… J’ai besoin d’une somme énorme de liberté ! » écrit-il dans Rhapsodies.

Ensuite, et cela explique peut-être ses relations distantes avec la postérité, Pétrus Borel joue avec la notion même d’auteur. Il la remet en question comme le fera une autre avant-garde, celle des structuralistes des années 1960-1970 façon Tel Quel de Sollers. Un texte doit-il nécessairement avoir un auteur ? N’est-ce pas une survivance bourgeoise que ce « statut de l’écrivain » ? Il y a eu ainsi, chez le Pétrus Borel du Petit Cénacle, la tentation d’un auteur collectif qui aurait été le groupe tout entier, un groupe qui se surnommait alors les « bousingots », du nom de la coiffe des marins accourus du Havre pour aider à la révolution de 1830. Il avait prévu d’ailleurs de publier des Contes du Bousingot qui ne virent jamais le jour, les autres préférant poursuivre leur carrière en solitaire.

Pétrus Borel continua néanmoins à jouer avec sa propre identité. Dans Champavert, contes immoraux, il annonce dans la préface le suicide de… Pétrus Borel, à 23 ans. Un Pétrus Borel qui n’aurait été d’ailleurs que le pseudonyme d’un certain Champavert, nihiliste patenté. Bref, plus qu’un jeu littéraire, c’est une forme de disparition au carré pour l’auteur de contes qui jouent sur toute la gamme de l’horrifique et d’une critique sociale d’une violence rare. Il milite par exemple pour l’abolition de la peine de mort, mais d’une manière féroce, là où Hugo le fera sur le ton du conte moral façon Claude Gueux : « Dans Paris, il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de meurtriers : celle des voleurs, c’est la Bourse, celle des meurtriers, c’est le Palais de Justice. » Et ce ne sont qu’amours surnaturelles, duels à mort, exécutions capitales où les personnages sont des aristocrates sadiques, des filles mères abusées, des Noirs victimes du racisme colonial pour lesquels il prend parti comme le fera plus tard Rimbaud, encore lui, dans Une saison en enfer.

La mort d’un écrivain de la nuit

À propos de cette perte d’identité voulue qui est peut-être la clef de l’œuvre, il est amusant de savoir qu’un hasard objectif, aurait dit Breton, autre grand admirateur de Borel, dans son Anthologie de l’humour noir, a fait que les contemporains de Pétrus Borel étaient persuadés que « Pétrus » était une coquetterie archaïsante alors qu’il s’agissait de son prénom d’état civil. Avoir pour vrai nom ce que les autres croient être un pseudonyme, cela résume parfaitement l’œuvre du lycanthrope malheureux, particulièrement fascinante pour notre époque : le vrai n’y est plus qu’un moment du faux et les deux se confondent comme à l’ère du virtuel numérique.

Cette œuvre paracheva sa propre éclipse, voulue, quand à bout de force, Pétrus Borel cessa d’écrire. Il alla s’oublier comme plus tard Rimbaud en Somalie, sous le soleil du désert algérien qui devait finalement le tuer. Ultime pied de nez puisque cet écrivain de la nuit, des ténèbres tortueuses comme on peut le voir dans Madame Putiphar, roman noir au sens le plus contemporain du terme, finit par mourir, à 50 ans… d’une insolation !

Pétrus Borel, Œuvres poétiques et romanesques, textes choisis et présentés par Michel Brix, éditions du Sandre, 2017.

Les éditions du Sandre

Il faut saluer le travail des éditions du Sandre, dirigées depuis 2002 par Guillaume Zorgbibe. Dans des présentations toujours très soignées, on trouve au catalogue des curiosités pimentant une politique d’œuvres complètes accompagnées d’appareils critiques remarquables. Les Œuvres poétiques et romanesques de Pétrus Borel viennent ainsi prendre place aux côtés des Œuvres complètes de Chamfort qui n’a pas écrit que des maximes, de Charles Cros ou encore du surréaliste suicidé René Crevel. Au rayon des curiosités, on signalera La Bibliothèque invisible de Stéphane Mahieu, un catalogue des livres imaginaires inventés par des écrivains ou des artistes. Diffusées par Les Belles Lettres, les éditions du Sandre disposent aussi de leur propre librairie au 34, rue Serge-Veau à Saint-Loup-de-Naud (77650).

 

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Juin 2017 - #47

Article extrait du Magazine Causeur




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