À son sujet, on aura tout entendu : banquier et politicien cynique, publicitaire doré sur tranche et trop bien coiffé, dauphin hystérique de Hollande Ier, Hollande II, Brutus et Alcibiade, produit manufacturé tout droit sorti de l’usine médiatico-politique, télévangéliste à la solde de la finance mondiale et du grand capital… Enfin non, pas tout, et pas l’essentiel. Car notre président est bien autre chose. En lui cohabitent un drapier florentin du quattrocento et un professeur de gymnastique. C’est une ficelle, un canif, un coupe-ongles, une allumette, un archet de viole de gambe, une cigarette après l’amour, une toux sèche, un parfum aigu, un fémur, un faon, une belette, une musaraigne.
Le lecteur pensera que je divague. Il aura raison. Le lecteur sait tout, et d’abord que notre président est un puits. Un puits de science, un puits d’une profondeur de puits sans fond, mais que l’on ne pourrait observer que depuis son sommet, assis sur la margelle, un puits où l’on aurait jeté tout un tas d’objets d’un prix considérable, et qui, tombant dans les profondeurs, auraient aussitôt disparu de la surface macronienne pour l’éternité. C’est pourquoi plus on connaît Emmanuel Macron, moins on trouve qu’il ressemble à quoi il devrait ressembler.
Il a reçu le premier prix de piano au Conservatoire d’Amiens. Ancien assistant éditorial de Paul Ricœur, c’est un grand lecteur qui a lu, entre autres et dans le désordre, René Char, Carlos Fuentes, André Gide, Pascal Quignard, Victor Hugo, Jorge Luis Borges, François Villon. Il aurait écrit plusieurs romans. De ce glorieux bagage, l’on aurait peine à retrouver la trace en lui, dans les aléas de sa syntaxe, la platitude de son vocabulaire ou le rayon sans aspérité de son visage. Ce visage, c’est un visage où rien ne pèse, où rien n’a jamais pesé et ne pèsera jamais, c’est le visage de l’homme qui n’a pas eu de vie antérieure, sans rancune, sans joie vraie, sans remords, où l’on chercherait en vain l’écho d’un rire naissant ou d’une larme ancienne. C’est un visage qui porte un sourire d’enfant d’avant le péché originel, mais reconstitué après qu’il fut commis par des mains transhumaines dans le monde d’ici et maintenant. Un visage qui descend du sourire de Ségolène Royal à la façon dont les traders descendent des ascenseurs des tours de la Défense.
Une grâce sous un masque commercial
Sous son masque en biseau de commercial sans éclat, il se dégage d’Emmanuel Macron une grâce diffuse, comme impalpable, légère comme[access capability= »lire_inedits »] un renard des sables, qui le place au-delà de la morale, l’en dispense, obscurcit les frontières du Bien et du Mal par la lumière étrange qu’elle propage. L’épisode de La Rotonde l’a montré, qui ne fut pas un scandale en raison du prix des menus et, du reste, ne fut pas un scandale du tout. Au soir du 23 avril, l’on a vu Emmanuel Macron s’y rendre pour fêter sa qualification pour le second tour comme s’il venait de remporter l’élection présidentielle. Et l’on n’en fut pas choqué. Toute élection, c’est entendu, est le viol consenti d’une partie de l’électorat par l’autre. Le vainqueur se doit d’endosser le rôle du violeur, et c’est un rôle qu’en général il joue avec sobriété pour ne pas humilier sa victime, une fois l’élection gagnée pour de bon. Emmanuel Macron n’a pas eu à faire preuve de cette prévenance, car elle ne lui parut pas nécessaire. Ayant compris que la victoire au second tour lui était acquise dès le premier, il a assumé aussitôt le rôle du violeur avec simplicité, sans gourmandise ni feinte innocence ; sans nier le viol non plus, le commettant comme on commet un acte irréprochable, avec tant de naturel que la victime ne douta plus qu’il fût dans l’ordre des choses et qu’elle se demanda si, après tout, le viol n’était pas le fondement de tout amour courtois.
Emmanuel Macron est un rayon d’angoisse qui rassérène, imperceptiblement. C’est un trouble discret qui dénoue l’horizon, le remplit de ballons roses et bleus qui montent en symbiose vers des galaxies sans nuages. Si la France est montée dans le vaisseau Macron, ce n’est pas qu’elle est devenue mondialiste – à tort ou à raison, elle l’est assez peu. Ce n’est pas non plus qu’elle rêve d’Europe, de métissage et de bulles de savon standardisés. Les ondes émises par la nacelle En Marche !, ses chants de messe lyophilisés l’ont simplement happée, peu à peu, car elle est fatiguée.
La France a choisi l’oubli
La France est une très vieille dame qui, dans les plis de sa robe de soie râpée par les siècles et doublée d’hermine, traîne des châteaux forts, des gargouilles, des croix, des alexandrins, des fumées montant d’antiques bûchers, des notes de Machaut et de Debussy, des chemises de sans-culottes, des traités, des constitutions, deux empires, cinq républiques, des grands mots et des flèches amères. Un millénaire et demi d’Histoire lui a usé le sang et les os. Après les attentats qui la meurtrirent, en 2015 et 2016, on eut pu croire qu’elle se révolterait. Exténuée par ces scènes de crime, elle a décidé au contraire de monter vers des cieux où oublier ses deuils. Finis les matins gris comme des couteaux de cuisine. Elle a pris l’échelle qui conduit au temple des magiciens, celui où, même lorsque l’on est pluri-centenaire, on peut encore accoucher. En choisissant Emmanuel Macron, la France a choisi l’oubli par l’enfantement. Elle a voulu un nouveau-né qui l’égayerait. Un nouveau-né : une île aux dimensions inconnues, un mille-pattes indéchiffrable, une promesse d’incertitude dans un monde où son avenir, sombre, est de plus en plus certain.
Oui, la France a choisi le candidat de l’oubli. Non pas de l’oubli volontaire ou idéologique. Plutôt le candidat de l’oubli de confort et peut-être de survie psychologique. La France n’est pas suicidaire. Au contraire. Pourtant, si elle ne veut pas mourir, elle ne meurt pas d’envie de vivre. Elle voudrait simplement oublier qu’elle va mourir.
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