David Desgouilles. Votre ouvrage part du principe qu’il existe, depuis deux siècles, trois gauches distinctes : la gauche libérale, la gauche jacobine et la gauche socialiste. Vous vous opposez donc à l’homme qui a largement inspiré vos publications, Jean-Claude Michéa, qui considère que la Gauche ne peut être, par essence, que libérale ?
Kévin Boucaud-Victoire. Si Jean-Claude Michéa est le penseur vivant à qui je dois le plus aujourd’hui sur le plan intellectuel, cela ne veut pas dire que je sois toujours d’accord avec lui. Pour faire simple, l’une des thèses centrales du philosophe – qu’il a cependant modérée dans son échange avec Jacques Julliard – est que le socialisme, mouvement politique ouvrier, se distingue à l’origine, et jusqu’en 1899, de la gauche bourgeoise ou petite bourgeoise. Tandis que le premier combat radicalement le libéralisme, ainsi que l’atomisation de la société qui en découle, la gauche défendait au départ les deux contre le monarchisme et le cléricalisme.
Je considère pour ma part que la gauche est le camp politique des Lumières. Le socialisme y appartient donc bien, même si je pense, comme Michéa, que cette famille a un rapport dialectique aux Lumières : si elle en accepte les idéaux émancipateurs (égalité, liberté), elle en rejette le caractère individualiste. Les deux autres familles sont la gauche libérale, qui se définit par son adhésion au libéralisme politique et qui s’organise autour de la séparation des pouvoirs, de la liberté individuelle et de la « neutralité axiologique de l’Etat » ; et le jacobinisme, attaché à la République une et indivisible, à la puissance de l’Etat, dans ses rôles régaliens et sociaux, et à une laïcité ferme. J’estime cependant que la gauche ne forme un camp uni que depuis l’Affaire Dreyfus et la naissance du Bloc des gauches en 1899. Avant, il y avait seulement des alliances de circonstances face à la droite monarchiste et cléricale.
Plutôt qu’une opposition, ma position nuance surtout celle de Michéa, tout y en intégrant d’autres travaux sur l’histoire de la gauche. Ceux de Jacques Julliard et Michel Winock en premier lieu.
Vous expliquez que les trois gauches décrites se sont recomposées ces dernières années autour de trois mouvements, En Marche ! pour la gauche libérale, le Printemps républicain pour la jacobine et Nuit Debout pour le socialisme. La présidentielle a-t-elle consacré une victoire sans appel de la première sur les deux autres ?
Ces trois mouvements sont surtout des symboles des recompositions en cours à l’intérieur et à l’extérieur des partis politiques. En Marche ! est d’abord l’aboutissement de la logique de la nouvelle gauche libérale, qui est hégémonique depuis les années 1980, mais qui ne s’assumaient, jusqu’ici, pas. Le Printemps républicain ne peut pas être mis sur le même plan : il s’agit surtout d’un mouvement intellectuel, organisé autour du politologue Laurent Bouvet. Ce mouvement n’a pas réussi à exister hors des pages de Causeur et Marianne et est aujourd’hui réduit à l’état de zombie. Il est même presque mort-né avec les départs ou renvois – selon les versions – de Céline Pina et de Fatiha Boudjahlat dès les premières semaines. Mais ce qui m’a semblé intéressant avec ce mouvement, c’est qu’il intégrait toutes les tendances de cette nouvelle gauche jacobine, que j’avais identifiées et dont finalement le principal point de convergence est la laïcité. Mais écartelée entre la France insoumise – Mélenchon reprenant une grande partie de la rhétorique jacobine – et En Marche ! – Laurent Bouvet ayant soutenu Macron –, cette gauche est la grande perdante de cette élection.
Et Nuit Debout ?
Nuit debout a regroupé en son sein toute les tendances de la gauche alternative, héritière du socialisme. Si le mouvement n’a pas réussi à prendre l’ampleur des « mouvements des places » espagnol ou américain et a totalement échoué dans ses ambitions révolutionnaires, il a été un lieu de politisation pour beaucoup et a montré à la France entière qu’il existait encore une gauche qui s’opposait au capitalisme. Certes, son existence a été éphémère mais la culture politique qu’elle a portée devrait perdurer un moment et a sûrement permis en partie le bon score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle.
La question de la souveraineté semble traverser vos trois gauches, surtout la gauche jacobine et la gauche socialiste. Diriez-vous qu’il n’existe pas de gauche souverainiste ?
Jusqu’à présent, il y a surtout eu de l’espace pour les souverainistes à l’extrême droite. Mais la dernière présidentielle a changé la donne, puisqu’un candidat de gauche a réussi à recueillir plus de 7 millions d’électeurs avec un discours souverainiste : Jean-Luc Mélenchon. Mais vous avez raison : la gauche souverainiste est dispersée entre chevènementistes, mélenchonistes, décroissants, « gauchistes », etc. Le résultat est que même si tous ces militants sont d’accord sur le principal : la remise en question de la mondialisation et des traités européens, perçus comme les chevaux de Troie du néolibéralisme, ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les sujets sociétaux et politiques – comme le rapport à l’Etat et à la Ve République. Mais ces dernières années, plusieurs initiatives, hors des partis, ont émergé. Avec généralement à la baguette de jeunes militants, plus décomplexés que leurs aînés sur ces questions. Ils ont tenté d’unir les souverainistes de gauche. Je rapporte plusieurs exemples dans mon livre. Mais le chemin risque d’être long. Je ne désespère cependant pas : je crois que la souveraineté est, avec le populisme, le futur débat principal à gauche. Et ça a déjà commencé.
Comment expliquer l’échec de l’entreprise Chevènement en 2002 ?
Le problème de Jean-Pierre Chevènement, c’est peut-être d’avoir eu raison trop tôt. Et de s’être trop éloigné de la gauche sur les questions sociétales. Ajoutons à cela la main tendue à Pasqua et le Che est vite apparu comme un homme de droite, au sein d’une gauche qui n’aime pas qu’on brouille ses repères. Dès 2003, une partie de ses militants, dont Éric Coquerel, aujourd’hui coordinateur du Parti de gauche, quittaient le MRC, jugé coupable de « dérives droitières », pour fonder le Mouvement pour une alternative républicaine et sociale (MARS). Au-delà de ça, Jean-Pierre Chevènement a un autre défaut majeur : il parle comme de Gaulle et agit comme Guy Mollet. S’il avait été capable de rompre définitivement avec le PS, peut-être qu’à terme les choses auraient été différentes.
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