Chaque année, entre fin mai et début juin, la terre battue entre en résistance. Du côté de la Porte d’Auteuil, les terriens, ces souverainistes du tennis, adeptes du beau jeu et architectes du point construit luttent contre l’homogénéisation de leur sport qui ne se résume pas à une succession de services gagnants. Roland-Garros avec Madrid, Rome et Monaco font office de dernier quarteron d’une surface instable et poétique qui tend à disparaître au profit des revêtements rapides. Les tenants de la ligne dure (béton, asphalte, etc..) ont gagné depuis longtemps la bataille idéologique foulant du pied les racines même de leur discipline. C’est l’un des aspects méconnus de la mondialisation qui s’attaque à toutes les formes de singularité, d’identité et de beauté. `
Nadal rêve encore de terre battue
Faire table rase du passé semble être l’unique modèle de pensée. A l’évidence, les joueurs ne rêvent plus vraiment d’ocre, excepté Rafael Nadal. Qui n’a jamais vu Rafa entrer sur le Central, avec sa tête d’enfant boudeur et sa hargne à lâcher tous ses coups comme si sa vie en dépendait ne connait rien à la ferveur de Roland. Il y a une communion, une émotion, mais plus certainement encore un abandon total que le public ressent au plus profond de lui. La terre battue ne ment pas. Elle révèle les personnalités. Les fulgurances et les angoisses de chacun y sont exposées sans filtre. Cette année, le sort semble s’acharner sur l’épreuve parisienne. Federer a déclaré forfait, laissant un goût d’amertume au public français qui l’a pourtant toujours soutenu. Roland a une symbolique tellement forte dans les mythologies sportives, à l’instar du Grand Prix de Monaco, des 24 Heures du Mans ou du Tour de France que de ne pas y participer (sauf blessure) semble une décision pour le moins étrange. Sur la voie de la rédemption, Sharapova n’a pas obtenu son invitation de la Fédération. Et, une fois de plus, les commentateurs se demanderont quel joueur tricolore serait en mesure d’empocher la Coupe des Mousquetaires depuis un certain Yannick Noah, le 5 juin 1983, lointain possesseur du Graal.
Le Graal de Roland Garros
Les Internationaux de France sont en fait bien plus qu’un tournoi du Grand Chelem. Ils viennent réveiller des souvenirs d’enfance, des révisions d’étudiants, des amours de printemps, des envies d’enfiler un polo Lacoste blanc et d’aller taper quelques balles sur un quick délabré de province. Ils sont un repère fixe dans un monde qui se fissure chaque jour un peu plus. Pour se souvenir de ces années héroïques et avant de s’installer dans les gradins du Philippe-Chatrier ou du Suzanne-Lenglen, munissez-vous de « L’Amateur de tennis », chroniques de Serge Daney parues dans le journal Libération entre 1980 et 1990 que la maison P.O.L a le bonheur de republier en format poche. Agrémenté d’une préface de Mathieu Lindon, ce recueil d’articles tient autant de l’essai visionnaire que de l’instantané d’une époque où le tennis commençait sa mue démocratique. Serge Daney (1944-1992), journaliste cinéma rompu à l’exercice délicat de déconstruire la mécanique des films, avait trouvé dans le tennis, un nouveau terrain de jeu pour exercer son œil critique.
C’était Libé
Durant une décennie, les lecteurs de Libé purent profiter de son champ de vision et de réflexion en suivant Roland-Garros, Wimbledon, la Coupe Davis jusqu’au tournoi de Bercy en 1990. Un bon critique doit s’avoir varier les coups, assommer son adversaire par un passing-shot ou jouer avec ses nerfs en restant planté sur sa ligne de fond de court et puis tenter une montée au filet. Daney pratiquait un tennis complet, alternant portraits psychologiques, saillies assassines et regard pertinent sur un sport, victime de son succès. Il faut se souvenir qu’à cette période-là, le nombre de licenciés a explosé, que le public s’est mélangé et que le sport s’est professionnalisé. En septembre prochain sur les écrans de cinéma sortira le très attendu « Borg vs. McEnroe », lire Daney aujourd’hui, c’est posséder toutes les clés de compréhension sur ces deux légendes mais aussi se rappeler de Chris Evert, Martina, Jimbo, Riton, Vilas, Gerulaitis ou Roger-Vasselin.
Le lift abusif est une drogue!
On se régale lorsqu’il décrypte « l’école suédoise » considérant le lift abusif comme une drogue : « Un tennis réduit à un seul de ses coups ne peut toucher ni émouvoir ». Quant à son analyse du tennis féminin, elle est limpide. « Chez les filles, s’aventurer au filet, sortir son agressivité, ne pas macérer des heures dans la rage de ne pas perdre, donner au public une chance de participer aux règlements de comptes, est un risque » écrivait-il en 1982. Trente-cinq ans plus tard, Garbiñe Muguruza, tenante du titre 2016, livrait cette confidence dans une récente interview : « Mon tennis est un jeu à hauts risques : je frappe fort, je joue avec les lignes […] Je prends presque trop de risques, donc je perds beaucoup ». Alors, que le spectacle commence !
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