Rien ne se passe jamais comme prévu. 2017 devait être une échéance vitale dans l’histoire politique française. Dans un pays bousculé par le terrorisme islamiste, l’immigration de masse, la crise identitaire et une révolution anthropologique devenue folle, l’élection présidentielle devait être le moment d’une grande explication, d’un choix de civilisation entre grandes options pour une fois clarifiées. La démocratie française réinvestie d’une charge existentielle exceptionnelle, les passions y retrouveraient droit de cité, l’esprit tragique congédiant pour une fois la mentalité gestionnaire. Ce n’est pas seulement un président qu’on allait choisir mais un nouveau cap collectif. Le peuple irait même jusqu’à l’imposer aux élites qui seraient comme d’habitude réfractaires aux trop grandes ambitions historiques.
Le progressisme domine toujours
C’est ainsi qu’on a transformé en certains milieux la candidature de François Fillon en occasion de renaissance conservatrice pour la France. C’était un peu malgré lui : l’homme ne s’était jamais reconnu dans cette vocation providentielle de sauveur de la civilisation. On l’a pourtant imaginé dans ce rôle : il incarnait quelque chose qu’on (et qu’il) ne soupçonnait pas. Il devenait le symbole de cette permanence française que le bougisme ne serait pas parvenu à effacer. Étrangement, l’ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy devenait l’homme du grand refus. On misait sur lui pour renverser l’époque. Il refusait de se plier au joug des humoristes et nommait les choses par leur nom.
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Mais il s’agirait d’un refus civilisé, courtois, non histrionique. Le conservatisme permettrait d’éviter le populisme. Entre le Canada de Trudeau et l’Amérique de Trump, Fillon incarnait la résistance intelligente à l’époque. Elle aurait le charme un peu désuet et pourtant irrésistible du vieux monde en cravate, modéré, réservé, étranger au politiquement correct sans verser dans le politiquement abject. C’est la France bourgeoise, provinciale, catholique et modérée qui tiendrait tête au monde à la barbarie contemporaine
La candidature Fillon était aussi perçue comme l’aboutissement d’un bouillonnement idéologique de plusieurs années, ayant entraîné la renaissance politique du conservatisme. On se racontait un peu des histoires. Car si la présidence Hollande a donné une image navrante de la gauche, le progressisme n’en conservait pas moins[access capability= »lire_inedits »] l’hégémonie idéologique. La multiplication des éditorialistes et intellectuels en dissidence avec le politiquement correct témoignait certainement de la contestation de ce dernier mais non pas de son effondrement. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : la gauche a à ce point l’habitude de la domination idéologique qu’il lui suffit d’être critiquée pour se croire assiégée, alors que la droite a à ce point l’habitude de la soumission qu’il lui suffisait d’être entendue pour se croire toute-puissante.
Une présidentielle dépolitisée
Quoi qu’il en soit, l’histoire devait basculer et l’idéologie néo-soixante-huitarde serait enfin congédiée. Ce n’est évidemment pas ce qui s’est passé. Rétrospectivement, on peut même se demander si la France a été victime d’une illusion idéologique et si tout cela n’était pas seulement le fruit d’un puissant fantasme. Ce serait pourtant aller un peu trop vite en affaire. Car il arrive que d’authentiques tendances lourdes avortent devant des événements absolument imprévus, qui relèvent, comme on dit, du registre de l’accident, même si ce dernier fait vraiment basculer l’histoire et rend improbable ce qu’on croyait encore hier inévitable.
Si l’effondrement de la campagne de François Fillon a été une catastrophe pour le camp conservateur renaissant, il a surtout permis au système médiatique de reprendre le contrôle des termes du débat public qui lui avait échappé. Depuis quelques années, la vie politique avait été à ce point réoccupée par les préoccupations populaires que les médiacrates en devenaient fous. Ils avaient décrété que les aspirations identitaires et sociétales mobilisées dans la vie politique traduisaient des paniques morales encouragées par le machiavélisme populiste. L’immigration, l’identité, la mutation anthropologique : ils voyaient dans ces thèmes émergents la preuve de l’offensive conservatrice qu’il faudrait contenir et renverser. 2017 a permis ce renversement. C’est un peu comme si on avait détaché l’élection des cinq dernières années. La présidentielle de 2017 a été incroyablement dépolitisée : on l’a vidée de toute substance.
Fractures ouvertes
Le duel du second tour entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen avait quelque chose de parodique. Le premier l’a présenté comme le grand affrontement entre la France ouverte et la France fermée. La seconde disait la même chose, mais avec d’autres mots : elle voulait transformer la présidentielle en référendum opposant le camp mondialiste et le camp souverainiste. C’était une supercherie et le résultat en a témoigné. Le premier a rassemblé une vaste majorité dépassant largement les militants de la mondialisation heureuse. La seconde a condamné le camp souverainiste à une expression rabougrie, mutilée, à laquelle une grande part a refusé de se rallier, à la fois parce que le réflexe antifasciste demeure plus fort qu’on ne le croit, mais aussi parce qu’elle a mené une campagne d’une médiocrité exceptionnelle ayant culminé dans sa déroute humiliante lors du débat de l’entre-deux tours.
Mais les angoisses identitaires fondamentales qui sont celles d’un pays hanté à juste raison par la peur de sa dissolution et refusant obstinément la rupture civilisationnelle ne disparaîtront pas. On peut souhaiter la meilleure des chances à Emmanuel Macron pour transcender les fractures françaises en refusant la bêtise de la partisanerie, la réalité des choses subsiste: la France reste un pays travaillé par des tensions fondamentales, qui mettent en scène des philosophies contradictoires et des anthropologies à certains égards irréconciliables, même si ce clivage n’est pas parvenu à se traduire politiquement de manière convaincante en 2017. Reste à voir quelle forme elles prendront devant un président qui sera chanté par les médias à la manière du sauveur du progrès et dans un paysage qu’on voudra soumettre à la logique de la recomposition. Et à attendre celui qui saura occuper le créneau conservateur sans le condamner à la posture désespérée de celui qui se croit vaincu d’avance et qui résiste seulement pour l’honneur, sans le moindre espoir de gagner.
La question identitaire demeure le moteur existentiel de notre temps. [/access]