Slimane Zeghidour, aujourd’hui journaliste et auteur reconnu, est né en 1953 dans un village de Petite Kabylie où rien ou presque n’avait changé depuis la conquête française plus d’un siècle auparavant. Et puis, avant même que le petit Slimane apprenne à marcher, Paris avait décidé de faire de lui, du clan Zeghidour et de millions d’autres « indigènes musulmans » des Français. L’objectif était de conquérir les esprits pour mater efficacement l’insurrection algérienne, un siècle après le passage des colonnes infernales qui avaient soumis la Kabylie en séparant par la terreur la population des premiers rebelles.
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Dans Sors, la route t’attend, le récit autobiographique de son enfance, Slimane Zeghidour raconte comment la République a transformé en bon petit Français un enfant né dans un gourbi au milieu d’un village enclavé. Comble du paradoxe, la francisation a commencé au moment même où de Gaulle engageait des négociations secrètes avec le FLN. La vie passablement aventureuse de Slimane Zeghidour est un monument dédié à cette formidable métamorphose qui n’a cependant pas eu les conséquences politiques souhaitées par ses initiateurs. Slimane et neuf millions des musulmans d’Algérie n’ont finalement pas intégré la nation française, malgré leur participation au référendum du 28 septembre 1958 sur la Ve République.
En revanche, à la lecture de ce livre émouvant, on comprend pourquoi le projet de conquête des cœurs lancé pour gagner la guerre d’Algérie a pu très rapidement amener les populations autochtones d’Algérie à la[access capability= »lire_inedits »] modernité. L’exode forcé des villages et l’installation dans des camps, la transformation de fellahs en prolétaires salariés et de millions de personnes en consommateurs irrémédiablement intégrés à l’économie de marché constituent une révolution anthropologique aussi profonde que réussie.
L’Algérie, c’était la France
Les Zeghidour s’initient au travail salarié, découvrent le « pain français », les sardines en conserve, les bananes « républicaines » tout autant que les plus célèbres écoles et dispensaires. Son père, ancien fellah, apprend à conduire et investit dans l’achat d’une camionnette, devenant un petit entrepreneur. Ainsi, bien qu’à la fin des fins la France ait perdu cette guerre des esprits au bénéfice du FLN, la famille Zeghidour en est sortie transformée à jamais. Ses membres s’émancipent de la communauté où ils ont toujours vécu, pour constituer une véritable famille nucléaire et non plus une cellule au sein d’un clan et une tribu. Une fois la guerre terminée et l’indépendance acquise, les Zeghidour quittent le camp de rééducation dans lequel la France les a internés six ans et abandonnent leur montagne pour s’installer à Alger et devenir des citadins. L’électricité chasse les esprits avec lesquels les Zeghidour et leurs voisins avaient vécu en bonne intelligence pendant des générations, l’eau courante met fin à la gestion collective du point d’eau, l’économie de marché et l’école brassent tout ce petit monde. Des liens, des hiérarchies et des mœurs immémoriaux se révèlent caducs.
Ce que la France a semé à la fin des années 1950 a aujourd’hui des racines si profondes que les gouvernements algériens successifs n’ont jamais pu l’arracher – fût-ce à coups d’arabisation. Bref, la vie comme le récit de Slimane Zeghidour expliquent comment cette francisation tardive et précipitée de neuf millions d’habitants, à la fois un succès anthropologique et un échec politique, a rendu impossible une rupture nette entre la France et l’Algérie.[/access]
Slimane Zeghidour, Sors, la route t’attend, mon village en Kabylie 1954-1962, éditions Les Arènes, 2017.