Dans les usages diplomatiques, le « déjeuner de travail informel » entre deux chefs d’Etats ou de gouvernement n’a rien d’une bouffe sympa au restau du coin pour régler en tête à tête quelques problèmes en attente, et cultiver par la même occasion les liens d’amitiés.
La plupart du temps, une dizaine de personnes participent à ces agapes, et le contenu des conversations est scrupuleusement pris en note par des sous-fifres, pour être archivé à l’intention des futures générations de chercheurs.
Comme le contenu de ces rapports n’est pas destiné à être rendu public avant un demi-siècle, les dîneurs ont tendance à desserrer la cravate et à laisser la langue de bois au vestiaire. Mais c’était sans compter avec ces voyous de Tchèques, l’un des récipiendaires du rapport s’étant fait un plaisir de le communiquer à un hebdomadaire local à fins de publication. Les démentis diplomatiques n’ayant convaincu personne, le Premier ministre tchèque, Mirek Topolanek, a fini par en reconnaître l’authenticité. On soupçonne, à Prague, l’entourage du très eurosceptique président de la République Vaclav Klaus, d’avoir « balancé » le script pour mettre le Premier ministre dans l’embarras avant sa prise de fonction à la présidence de l’UE, au mois de janvier.
Nicolas Sarkozy avait donc prié Mirek Topolanek à déjeuner à Paris le 31 octobre dernier. Cette rencontre avait comme objectif « d’arranger les bidons », comme disent les Belges, lesquels bidons avaient quelque peu été bousculés par des propos dépréciatifs prêtés à Sarkozy sur l’aptitude de la petite, mais vaillante République tchèque à assumer cette présidence par gros temps économique.
Au passage, le président français essaie de persuader Topolanek de laisser à la France la coprésidence de l’Union pour la Méditerranée, qui normalement devrait tomber dans le giron de la présidence de l’UE. Comme il ne peut décemment pas lui dire que les Tchèques comprennent les affaires méditerranéennes à peu près aussi bien que lui les subtilités linguistiques qui séparent le tchèque du slovaque, Sarkozy se lance dans un numéro de violon dont il a le secret : « Tu sais ce que c’est d’être seul contre tous les Arabes ? De les avoir au téléphone ? Ils sont terribles, je te jure ! », dit-il. La suite est à l’avenant : « Le président algérien Bouteflika, le Tunisien, le roi marocain, la Libye, Israël. Un travail fou ! » Topolanek : « L’Union pour la Méditerranée est ton enfant, tu as été aux petits soins. Et sans l’alimentation française, ce bébé ne survivra pas… »
Et le vice-Premier ministre tchèque, Alexandr Vondra, file plus loin la métaphore : « Bien, nous aiderons la France à nourrir l’enfant de la Méditerranée. Et qui va donner à manger à l’Est ? L’Allemagne, la Suède, ou la Pologne ? » « Ce sera la République tchèque, répond Sarkozy, vous pourrez toujours compter sur le soutien de la France. (…) Tu penses sérieusement que je donnerais la priorité à Angela ? »
Il n’en fallait pas plus pour que quelques bons esprits français qualifient de « dévastateurs » les propos très politiquement incorrects proférés par le président de la République. Outre qu’il n’est pas tout à fait impossible que les dirigeants des pays cités soient de fieffés emmerdeurs téléphoniques, il est évident que Nicolas Sarkozy cherche, en l’occurrence, à faire avaler à son interlocuteur qu’il lui fait une fleur en le déchargeant de cette pénible corvée euro-méditerranéenne. Ce que les Tchèques, qui ne sont pas aussi bêtes qu’on le pense généralement à Paris, ont parfaitement compris : « D’accord pour vous laisser les Juifs et les Arabes, mais aidez-nous à ne pas nous faire croquer par les Allemands, les Polonais ou les Suédois dans les affaires de l’Est. »
Cela s’appelle un deal gagnant-gagnant, comme dirait Ségolène, et on ne voit pas pourquoi notre président serait « dévasté » par de tels propos. Ceux-ci témoignent de surcroît d’une perception assez réaliste du foutoir méditerranéen dans lequel il tente, peut-être imprudemment mais non sans panache, de mettre un peu de raison politique et économique.
Finalement, on souhaiterait que ces « déjeuners de travail informels » soient diffusés en direct à la place du journal de Jean-Pierre Pernaut, les gracieusetés françaises et les amabilités tchèques, voilà qui nous changerait des sabotiers du Nivernais ou des santonniers de Provence !
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