Dans votre essai Le temps des chefs est venu (Amazon, 2017), vous classez nos présidents de la République en trois catégories : rois, prophètes et prêtres (ou vendeurs). Pouvez-vous nous expliquer cette typologie, exemples à l’appui ?
Depuis la Révolution française, notre monde politique a pris deux travers : d’une part il a remplacé l’intelligence de l’action, qui s’essoufflait, par l’intelligence du discours : on ne cherche pas tant à faire évoluer les modalités de l’action qu’à créer des idées pour se distinguer (logique des partis); d’autre part il nage avec certitude, comme la société civile d’ailleurs, dans une culture de l’ «acquis » : tout est possible à partir du moment où j’en ai l’idée, l’ai décidé, souhaite l’apprendre, etc.
Je m’inscris en faux de cette logique : nous souffrons précisément d’un manque de traduction opérationnelle des idées politiques et, derrière, du personnel apte à le faire. J’aborde les personnalités par l’ « inné » : pour moi nous sommes tous « prêtres, prophètes et rois » mais il y a bien des « prêtres », des « prophètes » et des « rois ». Leur rapport à l’action est différent et par conséquent leur légitimité à être de bons présidents dans la durée aussi.
Prenons les choses dans l’ordre. Qu’est-ce qu’un « prêtre » (ou « vendeur ») en politique ?
Le « prêtre » ou « relationnel » a d’abord l’intelligence de l’interaction. Il se nourrit de la quantité des échanges qu’il a avec les personnes car c’est un producteur de lien. C’est un bon candidat, pas un chef. Dès qu’il est élu, son métier change : il ne s’agit plus d’interagir mais d’agir, plus d’avoir sans cesse autour de soi des gens à convaincre ou à séduire mais une solitude à habiter dans le silence pour savoir décider. Et c’est là que le bât blesse… Dès lors, il n’y a plus d’autre possibilité que de s’en sortir en transformant la vente en communication. Vous aurez reconnu dans cette personnalité Chirac, Sarkozy et Hollande.
Quid des « prophètes » ?
Le « prophète » ou « cérébral » a d’abord l’intelligence du contenu. L’échange pour lui est l’occasion de montrer son savoir ou de se faire reconnaître sur ses idées. Leur densité, leur exhaustivité parfois, peuvent être intéressantes à tête reposée. La difficulté commence quand il s’agit de les confronter à la réalité évolutive et bousculée du terrain car, comme on dit dans l’Armée, « le premier mort de la guerre c’est le plan ». Il ne s’agit plus d’avoir raison sur le fond mais dans l’action, plus de décliner un plan ou de faire passer en force une idée mais des discerner pour écouter les signes des temps, coller à la réalité et traverser les événements : c’est là que les prophètes se font dépasser et font des dégâts. Nous en avons eu deux : De Gaulle et Giscard.
Et les « rois » ?
Le « roi » ou « chef naturel » a d’abord l’intelligence des contextes. L’échange comme la connaissance sont pour lui naturellement subordonnés à l’intelligence de la mission. Il ne cherche pas à produire du contenu ou de l’interaction mais de la décision. Son activité mentale et en entonnoir vers l’action et, si j’ose dire, « à ressort » : tout excès de contenu et toute logique affective sont sans cesse ramenés à ce en quoi ils s’inscrivent dans le contexte et la poursuite de la mission. Un roi est par nature en retrait. C’est un introverti dont l’activité principale est le discernement. Il prend son relief au contact des événements et se montre vite enclin à laisser de côté toute idéologie pour se mettre à l’écoute de ce que le réel lui impose. Nous avons eu deux « rois » : Pompidou et Mitterrand.
Fondateur de la Ve République et homme à poigne s’il en est, De Gaulle est devenu la figure consensuelle du rassembleur que plusieurs candidats invoquent (Asselineau, Dupont-Aignan, Le Pen). Pourquoi n’y voyez-vous pas un chef ?
Je trouve incroyable ce besoin des hommes politiques actuels de sans cesse se référer à quelqu’un qui a eu « une certaine idée de la France » pour avoir le droit d’exprimer la grandeur française. De Gaulle est un nain à côté de Clovis, Charlemagne, Saint-Louis, Charles V, Louis XI, Henri IV, Louis XIV, Clémenceau pour ne citer qu’eux.
L’intelligence de discernement qui permet de prendre la mesure de chaque contexte pour décider de la meilleure façon possible. Le « patron » d’un chef d’État ce ne sont pas ses propres idées mais la réalité du terrain dans un monde qui ne cesse de bouger. Être capable de puissance ce n’est pas s’arc-bouter sur ses idées au risque de violer la réalité c’est écouter suffisamment ce qui est en train de se passer pour tirer parti des situations, savoir rebondir et croître durablement. Le général De Gaulle est à l’opposé de cela : il attend que les contextes rejoignent ses idées et ne sait plus faire, sinon. En 1940 et dans les années 60, au moment où la France cherchait à avoir une ses voix singulière, il se produit un alignement opportun avec « sa certaine idée de la France » qui lui permet de jouer un rôle certain, qu’on ne peut pas lui enlever. Mais dès que les contextes sont désalignés de ses idées, il est dépassé : en 46 avec les communistes, pendant la guerre d’Algérie, en 68-69. Pendant la guerre, il fait échouer au détriment de l’unité de la France quatre ralliements majeurs : Darlan, Giraud, Pucheu, Auphan.
Incapable de susciter une adhésion durable par la cohérence de ses décisions, De Gaulle va créer un recours fréquent aux référendums pour s’assurer de l’affection populaire. Il est en cela la première cause du règne émotionnel dans lequel notre vie politico- médiatique s’est engluée. Ce besoin d’affection tranche avec la phrase qu’on lui a souvent entendu répéter : « Les Français sont des veaux ». Dans un cas comme dans l’autre il n’y a pas là un comportement de chef : la sanction vient de la capacité à embarquer tout le monde et avoir un résultat durable, pas d’obtenir une affection capricieuse.
De Fillon à Hamon, parmi les candidats à la présidentielle de 2017, y a-t-il surabondance de « vendeurs » et de « prophètes » ?
Nous avons chez les principaux candidats un cocktail bien particulier, duquel aucun leader n’émerge réellement. J’ajoute en effet à la vision des moteurs de personnalité (« prêtres », « prophètes » ou « rois ») celle de l’énergie fondamentale ou position dans l’action : il y a des personnalités en « impulsion » (auto génération de la vision) et d’autres en « réaction » (génération de la vision au contact et en complément d’un chef ou d’un groupe). Aujourd’hui aucun des candidats n’a une position d’impulsion, ce qui veut dire qu’ils dépendent tous fortement de leur environnement pour produire leur vision ; à ce titre l’équipe qui les accompagne a un rôle clé.
Nous avons trois « prophètes » (Macron, Hamon, Mélenchon), un « prêtre » (Marine Le Pen) et un « roi » (Fillon ; « roi en réaction » c’est-à-dire chef en second : il sait décider et tenir la barre dans l’adversité mais il est fragile et influençable dans la vision).
Les chefs ont disparu de l’échiquier politique car le transfert qui s’est fait depuis la Révolution sur le débat d’idées puis la logique émotionnelle des médias a propulsé sur le devant de la scène ceux qui en sont les meilleurs professionnels : les idéologues et les vendeurs. Un chef attend que l’événement le convoque car il tire sa légitimité de l’action et non pas du discours. Il se met donc en retrait de la vie politique tant que la crise ne l’a pas appelé. Si la politique est une jungle nous pouvons dire que nous avons aujourd’hui une alliance improbable de Tartarins (vendeurs d’aventure) et de botanistes (experts hors-sol)… et pas d’aventuriers.
à suivre…
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