Cela n’aura échappé à personne, nous vivons une époque assez peu fréquentable. Les générations qui nous ont précédés nous montrent du doigt, hilares ou en larmes, incrédules. Cependant, il arrive aussi quelquefois que nous effleurions « la main de la petite fille Espérance ». Que nous trempions le pied, par inadvertance, dans une flaque de joie ou de surprise à l’état brut. C’est ce qui m’est arrivé en découvrant le site de l’écrivain Eric Chevillard, L’autofictif. Les écrits de Chevillard font partie de ces humbles miracles contemporains qui nous rappellent subrepticement le miracle massif d’exister.
Chevillard est, à ma connaissance, le seul auteur parfaitement poilant publié aux Editions de Minuit. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes. Il a écrit une vingtaine d’ouvrages aux titres souvent très beaux, comme Mourir m’enrhume, Démolir Nisard ou Sans l’orang-outang. Depuis le 18 septembre 2007, il publie sur son site chaque jour un ensemble composé de trois fragments. Ces ensembles sont numérotés, de 1 à 401, mais les choses devraient s’aggraver par la suite.
« Chacun de ses milliers d’aphorismes règle une fois pour toutes la question de l’homme et il n’y a plus à y revenir. (355) » Au cœur de l’œuvre de Chevillard, la glorieuse et perpétuelle débâcle humaine. Incessamment et comiquement, sa littérature la mime, feignant l’échec ininterrompu. « Oh non ! Pèse aussi sur moi la menace du Goncourt des lycéens ! Ne m’épargnera-t-on aucune honte ? Où se cacher après cela, où fuir ? (9) » « Un contretemps survient – la livraison ne pourra avoir lieu que demain – et voici toute ma vie à jamais retardée. (309) » Avec un art qui évoque parfois celui de Sempé, il transmue la banale mégalomanie de l’homme ordinaire (nous autres) en poésie métaphysique. « Pas de grand homme pour son valet de chambre. Aussi vais-je renvoyer Firmin. (8) » « Certes, les Américains ont élu un président jeune, un président noir, un président démocrate, nous pouvons les en féliciter tout en observant cependant qu’ils n’ont pas poussé l’audace jusqu’à porter au pouvoir tel écrivain français, auteur aux éditions de Minuit d’une quinzaine de romans extravagants à faible tirage. (378) » Comme l’admirable Robert Benchley, dont le camarade de Koch a chanté ici la juste louange, Chevillard pousse le non sensé à une grande plénitude de sens.
Le monde de Chevillard est un monde trivial et quotidien, incessamment frappé par les zébrures de l’exotisme et de l’absurde. « Il ne ratait jamais une occasion d’étrangler un enfant ou de pousser dans l’escalier une vieille personne. Et toujours une insulte à la bouche quand nous le croisions. Toujours prêt à nous casser la tête. Comment aurions-nous pu soupçonner notre voisin d’être ce saint homme répandant le bien dans la ville à la nuit tombée ? (340) » Les fissures qui morcellent son monde et le dévoilent laissent jaillir l’imprévisible, l’inquiétante étrangeté ou le grotesque. « Trois jours durant, j’ai soupçonné Agathe de préparer un casse avant de comprendre que son babyphone captait par interférence le portable d’un malfrat notoire domicilié dans le voisinage. (321) » « L’homme à la table des amis qui nous est le plus étranger, c’est soi. Quelle tête faisons-nous parmi ces visages familiers, à quoi ressemblons-nous, quelle est notre place au milieu des autres, dans cet ensemble, dans cette figure, et comment notre présence la modifie-t-elle ? L’ignorance de ces choses est la même pour chacun des convives : voilà ce qu’on appelle partager un repas. (347) »
La prose de Chevillard est peuplée par une ahurissante cohue d’animaux sauvages. Et, on le sent bien, Chevillard est complètement débordé. « J’essayai de faire bonne figure dans l’arbre des oiseaux magnifiques, parmi les calaos, les perroquets, les toucans, les paradisiers, j’essayai de faire bonne figure en souriant de toutes mes dents, mais aussitôt les oiseaux s’envolèrent. Je fis une nouvelle tentative, espérant voir revenir les calaos, les perroquets, les toucans, les paradisiers, je m’y pris autrement, dans l’arbre des oiseaux magnifiques, mon visage congestionné devint écarlate puis violet, je tirai une langue noire, de la bave claire dégouttait à mes commissures et, dans mes yeux fixes, luisait un éclat bleu de porcelaine. Il y eut un bruissement d’ailes, puis s’abattit sur l’arbre des oiseaux magnifiques une nuée de corbeaux croassant. (369) »
Je ne vois qu’un seul précédent à une si navrante incompétence en matière de dressage : le cas du piteux Franz Kafka. L’un comme l’autre, au reste, sont incapables de tenir correctement leurs grands fauves : qu’il s’agisse des tigres qui envahissent les centres-villes dans L’œuvre posthume de Thomas Pilaster ou de la « jeune panthère » qui se couche sur le narrateur, devenu invisible à force d’amaigrissement, dans Un artiste de la faim. Dans une lettre à Martin Buber, Kafka avait indiqué que ses proses ne devaient pas être intitulées « Paraboles », comme le suggérait Buber pour une publication dans sa revue. Kafka, quant à lui, préférait l’humble et royale dénomination d’ »Histoires d’animaux » (Tiergeschichten). Les proses de Chevillard méritent elles aussi ce nom. C’est toujours la même histoire qui se répète. On commence par ne pas savoir dompter des fauves, des vautours ou des cancrelats, puis un jour on en vient à prétendre aussi être infichu de dompter des hommes et, de fil en aiguille, de se dompter soi-même.
Parmi les signes d’espérance et les humbles et rares miracles de l’année 2008, invisibles aux « grands de chair » et autres winners multirécidivistes, je signalerai, après Chevillard, une autre rencontre infime. Lors du « passage de la flamme olympique à Paris », le 7 avril dernier, j’avais médité une ruse pour ne rien voir ni savoir d’un si funeste « événement ». Je me suis donc rendu « sur le terrain », en un point quelconque du « parcours de la flamme » et la ruse a parfaitement fonctionné. De ce point stratégique, les touristes cachaient les Tibétains qui cachaient les Chinois de Paris qui cachaient les innombrables journalistes qui cachaient les innombrables policiers qui dissimulaient eux-mêmes parfaitement les sportifs chargés personnellement de cacher la flamme éteinte. Et, comble de mon triomphe, les sportifs ne sont même pas passés par là. Je me suis ensuite rendu en un autre point du parcours et cette fois je suis parvenu à arriver cinq minutes après « le passage de la flamme ». C’est alors que le miracle s’est produit, au cœur de toute cette abstraction insensée de festivisme terminal armé jusqu’aux dents. Il restait encore quelques badauds consternés sur le bord du boulevard. Certains d’entre eux débordaient du trottoir. J’ai aperçu alors, au milieu de la chaussée, un grand policier lunaire qui s’est mis à leur faire à distance un geste de la main très délicat, d’une timidité effroyable, pour leur suggérer de remonter sur le trottoir. Ensuite, il n’a rien fait d’autre que de répéter humblement ce geste comique et splendide, dont la modestie et la douceur semblaient planer en dehors du temps.
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