Causeur. Après la polémique suscitée par vos déclarations en Algérie, vous avez tenu à revenir sur la question identitaire avec une tribune dans Le Figaro et un entretien au JDD. C’est que, vous le savez, définir et préserver ce qui fait de nous un peuple importe à beaucoup de Français. Toutefois, on a l’impression que ces sujets ne vous passionnent pas et ne vous parlent guère. Vous dites que « notre nation est faite d’enracinement et d’ouverture » mais, au-delà de quelques gestes symboliques, vous êtes plus perçu comme le candidat de la nouveauté et de l’ouverture que comme celui de l’enracinement historique. Acceptez-vous ce diagnostic ?
Emmanuel Macron. Je ne l’accepte pas, mais il ne me surprend guère ! D’abord, sommes-nous si sûrs que l’identité n’est pas au cœur de la campagne ? J’entends, moi, le discours de Mme Le Pen sur les frontières ou les propos de M. Fillon sur le « racisme antifrançais ». Si vous avez l’impression que ce discours ne prospère pas, c’est qu’il n’atteint pas les profondeurs du peuple français. Le génie français n’est pas dans ce culte rétréci d’une identité idéalisée. Il ne réside pas non plus dans le multiculturalisme, cette superposition de communautés hermétiques. Le génie français, c’est un imaginaire partagé. Cet imaginaire s’ancre dans notre langue commune. C’est notre premier enracinement. Il s’ancre dans une histoire, des territoires, des paysages. C’est notre second enracinement. Mais notre langue, notre histoire, nos territoires, nos paysages ne sont pas univoques. Ils ne sont pas une serge brute ni un patchwork mal cousu. La culture française est une moire. Alors oui, je le concède, la stérile opposition entre identité et multiculturalisme dans laquelle on veut nous enfermer et qui ne correspond à rien ne me passionne guère. La culture française me passionne lorsqu’elle est ce carrefour de sensibilités, d’expériences et d’influences. C’est ce que j’appelle l’ouverture. Je vois bien cependant l’usage politique que certains veulent faire de notre héritage commun pour l’opposer aux communautarismes : la passion de certains pour une identité française univoque et transhistorique est un geste de résistance aux dissolvants du multiculturalisme mondialisé. Eh bien, en ce qui me concerne, je ne souhaite pas transiger : je prends la culture française telle qu’elle est, avec ses complexités et ses confluences, et je l’oppose fièrement aux communautarismes rétrécis comme aux nationalismes simplistes.
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Donc, vous aimez la culture comme carrefour. « Le fondement de la culture française, écrivez-vous, c’est une ouverture sans pareil. » Nous, c’est l’Autre. Alain Finkielkraut s’interroge et vous interroge : « Que partage-t-on quand on partage une ouverture ? » Vous dites aussi que la culture française est « un fleuve avec de nombreux confluents », mais vous semblez refuser l’idée que le fleuve, même ainsi enrichi, suit son propre cours…
Il est impossible de faire un pas dans notre culture sans tomber sur l’Autre. Cela en navrera certains mais c’est une vérité historique. Faut-il mentionner la[access capability= »lire_inedits »] civilisation romaine qui nous a façonnés ? Les invasions diverses qui ont irrigué nos territoires ? L’irruption de l’Italie au cœur de notre art ? La fascination de nos écrivains pour l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne, la Russie, le Japon, le Maghreb, les États-Unis et tant d’autres cultures ? Nous nous sommes construits dans un tressage infini d’influences et d’attirances vertigineuses. Nous sommes un grand pays de passeurs et de traducteurs. Nous n’avons eu de cesse de sonder le génie de Shakespeare avec Stendhal et Hugo, celui de Dostoïevski avec Gide et Sartre, celui de Joyce avec Larbaud… mais notre creuset ultime reste la langue française, ce grand fleuve qu’alimentent tous ces confluents. Il y a influence, donc confluence. Ce n’est pas être multiculturaliste, cela. C’est regarder en face la vérité de notre culture. Les adeptes du repli identitaire trahissent notre génie national lorsqu’ils réduisent le panthéon de nos références culturelles à un corpus amaigri, excluant ce qui ne colle pas avec le projet politique qu’ils veulent porter. Voilà ce qu’on partage lorsqu’on partage l’ouverture : cette curiosité insatiable, cette recherche de l’autre qui n’est autre qu’une quête inlassable de l’universel. C’est cela, notre humanisme. D’autres cultures ont préféré explorer leurs racines, leur folklore, et s’inventer une identité où prime l’enracinement des générations, le legs ancestral d’une mémoire linéaire. Ils ont forgé une mythologie du sol et du sang. Le génie français ne repose pas sur le droit du sang.
Notre pays triomphe, dites-vous, avec des écrivains contemporains appelés Marie NDiaye, Leïla Slimani, Alain Mabanckou. Votre bibliothèque, comme le premier gouvernement de Sarkozy, ressemble à un casting. Et si on parle d’écrivains contemporains, il semble étonnant d’oublier des noms comme Houellebecq ou Carrère…
Permettez-moi de sourire devant tant d’assurance normative… Je vous laisse libre de votre jugement mais vous m’autoriserez à n’y pas souscrire. Ndiaye (dont la mère est française), Slimani (dont la mère est franco-algérienne), Mabanckou (qui est franco-congolais) sont advenus à la culture française par la langue française et ils y occupent une place éminente. C’est cela qui me semble essentiel. On devient français par la langue française. Michel Houellebecq fait par ailleurs partie des écrivains pour lesquels j’ai une admiration sincère car ses œuvres décryptent les vertiges et les peurs contemporains. Dans la même phrase, j’ai cité Kessel, Troyat et Apollinaire (sans doute encore un « casting »). J’aurais pu ajouter ici Alain Finkielkraut. Il est lui-même la preuve que sans avoir derrière soi des générations d’enracinés, on advient à la culture française d’éminente manière. Dans la langue française il a trouvé une mémoire, une sensibilité, une vision du monde, des valeurs qu’il a faites siennes et dont il est aujourd’hui un thuriféraire zélé et inquiet. Que l’Académie française l’ait accueilli dans ses rangs aux côtés d’héritiers patentés – qu’on songe à la longue histoire des d’Ormesson – est un motif de fierté nationale. Nous devons donc chérir notre héritage, mais faut-il oublier qu’il agrège des mémoires diverses ? La culture française n’a eu de cesse de se construire dans la contre-culture, de Villon à Artaud en passant par Sade et Baudelaire. La même année, Les Fleurs du mal et Madame Bovary furent condamnés et censurés par la justice. C’est cela, aussi, la France. Faut-il que la peur de la désagrégation nous fasse renoncer aux aspects subversifs de notre culture ? Faut-il que le désir d’opposer une identité marmoréenne aux aléas de la mondialisation nous fasse reconstruire une culture et une mémoire officielles ? On tombe dans les travers du casting lorsqu’on asservit notre culture à la visée politique de répliquer aux dérives multiculturalistes. Charles Péguy et Jeanne d’Arc deviennent les porte-enseignes de combats qu’ils n’ont jamais voulu livrer. Dans ma bibliothèque, comme vous dites, Saint-Simon côtoie Beckett, Ionesco fréquente Corneille, Proust voisine avec Kundera. Il n’y a là aucun relativisme culturel : simplement la certitude que notre culture, dont le socle est notre langue, n’a rien à gagner en s’efforçant de se réduire aux critères contemporains d’une « identité », c’est-à-dire à se ravaler elle-même au rang d’une communauté. Il n’y a pas de « communauté française », mais une nation et une culture qui transcendent absolument la géométrie réductrice des communautarismes.
Justement, vous affirmez la langue française est notre trésor commun. Fort bien. Que ferez-vous pour la protéger ? Que pensez-vous du slogan « Made for sharing » choisi pour la candidature de Paris aux JO ? Tout le monde a ricané sur la « clause Molière » mais si elle est une mauvaise réponse, n’y a-t-il pas une bonne question ?
La langue française n’a pas à être « protégée » : elle est la troisième langue la plus parlée dans le monde. Mais elle doit être enseignée avec intransigeance, car la cohésion nationale repose sur la maîtrise de la langue. Lire et écrire le français n’est pas seulement un passeport pour le marché du travail. C’est le vecteur premier d’intégration dans notre société. C’est pourquoi je souhaite que la lecture et l’écriture soient le premier combat de l’école. C’est pourquoi aussi j’assume une discrimination positive à l’égard de ceux qui sont les plus éloignés de la langue : c’est là un enjeu de reconquête républicaine comparable à celle menée dans nos campagnes reculées par les hussards noirs de Ferry. Ce combat, nous ne devons pas le perdre. Si nous ne partageons pas tous la langue française et ce qu’elle charrie de notre culture, notre pays se fragmentera en communautés hermétiques. La langue française est le remède antighetto. C’est pourquoi aussi je rétablirai l’enseignement du grec et du latin, qui en sont l’armature. C’est pourquoi enfin je souligne souvent la nécessité de revenir à l’histoire « chaude », celle des grandes figures et des héros de notre histoire : autour de ces figures, qu’il s’agisse de Bayard ou de Jean Moulin, nous construisons du commun. Je souhaite également que l’obtention de la nationalité repose sur la maîtrise de notre langue ; j’y veillerai. Enfin, je crois que la puissance publique doit donner l’exemple de l’amour et du soin de la langue française. J’ai ainsi proposé que l’emblématique château de Villers-Cotterêts, aujourd’hui laissé dans un état d’abandon contre lequel la mairie Front national se mobilise bien peu, devienne un haut lieu de la langue française et de la francophonie. Cela répond à votre question sur le choix fait par la Mairie de Paris. Quant à la clause dite Molière, elle me semble relever de Tartuffe : elle n’a rien à voir avec la promotion de la langue française et tout à voir avec la lutte contre les travailleurs détachés illégaux. Prenons ce problème économique à la racine au lieu de le faire par des voies de contournement un peu absurdes. Un travailleur détaché parlant français reste un travailleur détaché et cela ne résout pas le problème de fond.[/access]