
On est au début des années 1960. C’est une réunion d’artistes. Ils parlent de l’abstraction. D’après eux, cet art d’avenir serait naturellement compris et apprécié par la population. L’un cite son voisin, agriculteur, qui « comprend ». Un autre le boulanger de son quartier. Non seulement l’abstraction est en passe de devenir hégémonique dans le petit monde de l’art, mais encore, pense-t-on, la population la plébisciterait.
Un type qui est resté jusque-là un peu à l’écart prend la parole à son tour. Il dit qu’il est sociologue. Il essaye d’abord d’expliquer aux participants en quoi consiste son métier insuffisamment connu à l’époque. « La sociologie est une sorte d’art extrêmement scientifique. Nous étudions la composition de la société. Nous interrogeons des gens que personne n’interroge. »[1. Propos cités de mémoire par Bernard Rancillac.] Cet inconnu s’appelle Pierre Bourdieu. Il raconte ce qu’il a observé en ce qui concerne la réception de l’art abstrait. C’est, selon ses enquêtes, tout le contraire de ce que croient les artistes qui viennent de parler. L’art abstrait est en réalité très mal connu du grand public et encore moins compris. L’intérêt qu’on peut lui porter ne dépasse guère le microcosme artistique. Pierre Bourdieu pousse plus loin son raisonnement. Il faudrait mettre au point un art figuratif adapté à notre temps, un art tel que la population se sente concernée[2. Idem.]. Parmi les gens qui sont là, il y en a un que ces propos ne laissent pas indifférent : c’est Bernard Rancillac. Il note le nom du sociologue et va suivre ses conférences.
Un artiste figuratif en prise avec son temps
Bernard Rancillac, en réalité, était déjà convaincu de la nécessité d’imaginer un art figuratif en prise avec les hommes et les femmes de son temps. Cependant, Rancillac ne compte pas en revenir à la peinture traditionnelle, ni verser dans le réalisme socialiste en vigueur dans l’Europe de l’Est. Il veut une figuration d’un genre nouveau, s’exprimant avec des formes résolument différentes.
La solution lui est apportée fortuitement par Hervé Télémaque. Cet artiste haïtien a séjourné aux États-Unis. En 1962, il rapporte en France un appareil optique utilisé outre-Atlantique dans le domaine de la pub. Il s’agit d’un épiscope. Cet instrument permet de projeter sur une paroi l’image agrandie d’un document en papier de la taille d’une[access capability= »lire_inedits »] carte postale. À cette époque, nombre de pubs ne sont pas collées, mais peintes à même les murs. Avec un épiscope, on peut
