Comme ailleurs sur le vieux continent, la Suisse se pose de plus en plus la question de la présence d’un islam rigoriste et voyant au sein de son espace public. Le voile islamique cristallise les débats en ce qu’il est un symbole lourd de sens, que la Confédération peine à gérer. Dernier épisode de ce long feuilleton, le Conseil des Etats – chambre basse de la démocratie helvète – a récemment bloqué l’initiative d’un de ses parlementaires qui souhaitait interdire le port du voile intégral dans l’ensemble des cantons. Entre liberté de pratiquer sa religion et neutralité religieuse de l’espace public, deux principes démocratiques s’opposent.
La France n’a surmonté cette contradiction que par un habile tour de passe-passe en 2010, se réfugiant derrière un argument sécuritaire : on ne dissimule pas son visage dans l’espace public. Bien évidemment, c’est bel et bien le port du voile intégral qui était visé. En Suisse, dont les 300 000 musulmans forment un peu plus de 3% de la population, le débat se déroule beaucoup plus franchement.
Une épopée juridique et politique
Tout a commencé il y a quelques années dans le Tessin, l’un des deux cantons de Suisse italienne, où une initiative populaire d’interdiction de dissimulation du visage avait été lancée par Giorgio Ghiringhelli, ancien journaliste et politicien indépendant. Lors du référendum cantonal du 22 septembre 2013, Ghiringhelli, qui voulait envoyer un message de fermeté « face à l’islamisme fondamentaliste montant en Europe », a été suivi par 65,4% des électeurs tessinois. La polémique suscitée par cette interdiction a provoqué une guérilla judiciaire de presque deux ans, jusqu’à ce que le Tribunal fédéral (l’équivalent suisse du Conseil d’Etat), ne tranche en faveur du législateur tessinois. Ce n’est donc que deux ans plus tard, en réponse aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris et face à la menace terroriste en Europe, que la loi a finalement été votée au Conseil d’Etat du Tessin. Ainsi, depuis son entrée en vigueur au 1er juillet 2016, le port du voile intégral est sanctionné pénalement dans tous les lieux publics du canton, y compris les magasins, salles communes des hôtels et restaurants mais aussi au volant d’une voiture, pour les nationaux comme pour les touristes. Toute violation de cette loi cantonale entraîne une amende pouvant aller de 100 à 10 000 francs suisses (de 93 à 9350 euros environ).
Or, quelques semaines après son entrée en vigueur, la mesure s’avère extrêmement populaire bien au-delà du seul canton du Tessin : selon un sondage publié le 28 août 2016 par le journal Le Matin Dimanche, 71% des Suisses soutiennent l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public. Ce qui donne le ton. Pas étonnant donc, que la proposition soit reprise au niveau fédéral.
En septembre 2016, les députés du Conseil national ont approuvé un texte quasi-identique à la proposition des tessinois. Le texte propose ainsi de modifier la Constitution fédérale afin d’interdire la dissimulation du visage dans tout l’espace public. L’initiative est évidemment très contestée, mais a été adoptée d’une très courte majorité, à 88 voix contre 87 pour 10 abstentions. Et ce, malgré l’avis défavorable de la Commission des Institutions politiques qui, en phase de pré-consultation, a pris la défense des touristes musulmans en proposant de ne pas donner suite à l’initiative de l’UDC du très médiatique Oskar Freysinger, dont l’un des ténors, Walter Wobmann, est à l’origine de la proposition de loi.
Le niet de la chambre haute
Mais c’est sans compter le détail du vote. La droite, bien que divisée sur une question risquant d’exposer la Suisse aux représailles des pays du Golfe, a massivement approuvé l’initiative parlementaire : les trois-quarts des démocrates-chrétiens, des libéraux-radicaux et deux membres du Parti Bourgeois-Démocrate ont voté aux côtés de l’UDC. Les cadres de certains partis de droite se sont pourtant bien gardés de se mouiller, la présidente du PLR Petra Gössi préférant s’abstenir, et le président du PDC Gerhard Pfister s’absentant littéralement le jour du vote. Inutile de préciser que les élus de gauche ont voté comme un seul homme contre le texte.
Mais pour avoir force de loi, encore faut-il que le texte franchisse l’étape du Conseil des Etats, la chambre haute de la Confédération. C’est là que ça se complique. Le 9 mars 2017, à 26 voix contre 9, pour 4 abstentions, la Chambre des cantons a nettement rejeté l’initiative parlementaire lancée par Wobmann, se rangeant aux arguments défendus par le PLR, les Verts et le PS. Lesquels n’ont de cesse de brandir le tourisme helvète en provenance des pays arabes, et la politique de décentralisation de la Suisse comme des totems intouchables. Exemple-type : Robert Cramer, élu genevois Vert (centre-gauche), n’a cessé de marteler qu’il fallait légiférer au niveau cantonal si nécessaire, et surtout différencier le cas des touristes pour ne surtout pas offenser les sacro-saints dirigeants des pays du Golfe qui adorent courir les boutiques de luxe de Genève et Zurich, les poches pleines de pétrodollars.
La peur de « provoquer une guerre culturelle »
Interrogé par Causeur, Darius Azarpey, vice-président de la Chambre de Commerce Iran-Suisse, élu et membre de la direction du PLR, nous explique que le sujet est régulièrement lancé par l’UDC depuis une vingtaine d’années. Même son de cloche chez Cramer. Azarpey, fortement opposé au texte, estime qu’il faut agir au niveau cantonal si la situation l’exige, car nombre de cantons dont l’économie dépend du tourisme en provenance du Golfe seraient touchés par une telle modification de la Constitution fédérale. Dans les faits, beaucoup de cantons vivent grâce à l’apport touristique. Or, il nous explique que cette mesure ne concernerait que quelques rares personnes, et les amendes octroyées dans le Tessin seraient d’un nombre infinitésimal depuis l’entrée en vigueur du texte. L’élu libéral-radical n’est pas avare de critiques sur l’UDC, accusée pour la énième fois de jouer avec la peur des gens avec ses habituels épouvantails sécuritaires. « Fachos, fachos », dirait « l’establishment » français.
Contactée par Causeur, Céline Amaudruz, vice-présidente de l’UDC, conseillère nationale et députée au Grand Conseil du Canton de Genève, n’a toutefois pas souhaité réagir.
Droite et gauche sont divisées. Par exemple, le démocrate-chrétien Filippo Lombardi prend en compte l’aspect sécuritaire, estimant qu’il ne s’agit « pas seulement de la burqa, mais d’une dissimulation du visage », mais explique aussi qu’il veut lutter contre le hooliganisme. Qui a de nombreux rapports avec l’islamisme, ce que chacun ici sait pertinemment… Côté socialiste, on n’est pas en reste. Fidèles à eux-mêmes et à leur ADN que l’on qualifie pudiquement d’ « antiraciste » en France, une élue, Anita Fetz, explique qu’elle ne veut surtout pas « provoquer une guerre culturelle ». De la même manière, plusieurs ténors socialistes suisses comme Christian Levrat et Pierre-Yves Maillard, se sont ouvertement opposés au port du voile intégral, mais dans les mots seulement. Car évidemment, aucun des deux n’a eu le courage de soutenir par le vote l’initiative de l’UDC. Allez comprendre la logique.
Conclusion de l’épopée parlementaire, le Conseil des Etats s’est retrouvé avec une patate chaude, dont il ne savait que faire : fallait-il modifier la Constitution fédérale et voir ses partenaires arabes vexés ou laisser les cantons prendre eux-mêmes les mesures adéquates ? Il a choisi la bonne vieille position du repli en attendant l’initiative populaire, laissant les cantons seuls et démunis face au problème. La chambre haute suisse, sur pareille question, doit probablement préférer que le peuple tranche.
Mais Walter Wobmann n’a pas attendu la décision du Conseil national ni celle de la Chambre des cantons pour lancer, le 15 mars 2017, une initiative populaire, dont le comité d’initiative a jusqu’à septembre 2017 pour récolter les 100 000 signatures nécessaires avant qu’elle ne soit soumise au vote des suisses.
Prévoyant que le texte se heurterait aux peurs des élus, et aux différentes pressions venant d’ici et là, il s’est engagé dans une campagne de récolte des signatures pour que l’initiative soit soumise à votation avec perte et fracas, provoquant un tollé avec son texte « Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage » et son action sur la Place Fédérale mettant en scène des personnes intégralement voilées arborant une ceinture d’explosifs. L’action a valu une amende à son instigateur, qui devait néanmoins être ravi d’avoir fait son petit effet.
Les liaisons dangereuses de l’économie helvète
Ironique, Giorgio Ghiringhelli rappelle que le résultat de la votation dans le Tessin « a fait le tour du monde et a entraîné une formidable publicité gratuite pour le Tessin et la Suisse ». Selon lui, il n’y aura aucun impact sur le tourisme, car « en 2009, on prédisait déjà que les touristes musulmans boycotteraient la Suisse lors de la campagne pour la votation anti-minarets. […] Au contraire, leur présence n’a cessé d’augmenter. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas pour l’interdiction de la burqa ».
En Suisse, le tourisme représente l’un des principaux secteurs économiques du pays, soit environ 3% du PIB, allant jusqu’à 30% dans certains cantons en part de revenu cantonal, et employant environ 5% de la population active, soit près de 180 000 emplois, notamment dans le tourisme de luxe en provenance d’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis ou encore d’Iran, dont les ressortissants sont friands des établissements de luxe, de Genève notamment. Dans le Tessin, les touristes en provenance des pays arabes représentent, en revanche, à peine 2,1% du flux touristique du canton. Et selon Kaspar Weber, vice-directeur de Ticino Turismo, il est « encore trop tôt pour dire si la nouvelle loi aura un impact sur le flux touristique et ce, notamment parce que les visiteurs arabes complètement voilées représentent une exception ».
Se rabattant sur la Suisse face à l’hostilité de moins en moins dissimulée de Paris à l’encontre du voile islamique, un pays comme l’Arabie Saoudite est aujourd’hui un partenaire économique non-négligeable de la Confédération. Les relations avec le Qatar ne sont pas en reste : la monarchie du Golfe persique ne cesse d’investir en hôtels et palaces de luxe en Suisse, se hissant par là même au rang de partenaire économique privilégié en prenant part aux grands groupes financiers du pays. De son côté, le Koweït a fondé la National Bank of Kuwait, une banque privée islamique en Suisse en partenariat avec une institution saoudienne. Sans compter les propositions de service de finance islamique dans les gestions de fortune disponibles dans ce pays, incluant comptes, placements et mandats de gestion non-porteurs d’intérêts, assurance, et toute une jolie palette de produits conformes aux préceptes de la charia. Rien que ça. Sauf que, dans la démocratie directe de la Suisse fédérale, les élites politiques et économiques dirigeantes n’ont pas le luxe de passer outre une opinion publique qui à plusieurs reprises affichait son hostilité au multiculturalisme, notamment pour ce qui concerne l’espace public.
Ainsi, même l’ambassadeur saoudien à Berne, Hazem Karakotly, appelle à respecter la loi suisse tessinoise. Ce dernier apporte même son aide aux autorités suisses, en précisant que l’ambassade « rappelle à tous ses honorables citoyens la nécessité de respecter les règles suisses et de s’y conformer afin d’éviter tout problème » dans une lettre en langue arabe publiée sur Twitter. Celui-là même qui explique sans sourciller « qu’aucun lien ne peut être établi entre la question des droits de l’homme et les relations économiques ». Les intérêts ne sont donc pas uniquement du côté suisse et le message envoyé par les citoyens de la Confédération semble être bien compris.
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