Gil Mihaely. Votre livre mêle petite et grande histoire à travers le récit autobiographique de votre enfance pendant la guerre d’Algérie. Vous y décrivez votre village de fellahs kabyles, avec un regard quasi ethnographique. Ce n’est pas uniquement l’histoire d’une rencontre entre un gamin et un monde en guerre mais celle de deux anthropologies…
Slimane Zeghidour[1. Journaliste et éditorialiste pour TV5, Slimane Zeghidour a dernièrement publié Sors, la Route t’attend, mon village en Kabylie 1953-1962 (Les Arènes, 2017).]. C’est qu’à nos yeux d’alors le hameau, dans le djebel où j’ai vu le jour, n’est pas qu’un débris épars de l’univers ; c’est l’univers tout court. J’y ai grandi sans imaginer qu’il puisse en exister d’autre. Et le relief naturel y contribue à l’envi : la Kabylie des Babors, ce pentu pays qui est le mien, est un massif tourmenté, hérissé de monts, creusé de ravins, truffé de cavernes, le tout recouvert de maquis luxuriants, le décor idéal pour des insurgés en mal de sanctuaires. Normal, il y pleut trois fois plus qu’à Brest : jusqu’à 18 00 mm par an ! Sur ce sol tout en replis, un village, implanté toujours au somment d’un éperon, n’abrite qu’un clan, à l’instar du nôtre où il n’y a que des Zeghidour ; jaloux de son « sang », de son autonomie. Aussi, hameau, famille, maquis, clairière, champs, vergers, arbres, sources y forment un seul corps, et avec quel esprit de corps ! Le village y est perçu comme une seule maison dont les ruelles seraient les couloirs et les maisons des pièces. Cette perception de soi et de l’univers, qui plonge dans les tréfonds de la Méditerranée, va voler en éclat dès le premier coup de feu de la guerre. J’aurai été, à mon corps défendant, le témoin direct du naufrage d’un univers immémorial.
Après cent vingt-cinq ans de présence française en Algérie, la métropole fait enfin irruption chez les Zeghidour en 1956 et tout change donc profondément et durablement en l’espace de six ans ?
Oui, c’est exactement cela ! Il a fallu que j’écrive ce récit pour réaliser que les Français, pourtant maîtres des lieux depuis la prise d’Alger l’été 1830, auront attendu 23 ans avant de se risquer à « pacifier » la Petite-Kabylie. Ils sont venus fin 1853 « soumettre » le djebel, avec le fer et le feu, conduits par les futurs maréchaux de France, Mac-Mahon, Bosquet et Saint-Arnaud, jusqu’à notre hameau. Puis ils sont repartis, sans laisser d’adresse, et on ne les a plus jamais revus dans nos parages, jusqu’à… la Toussaint 1954 ! Cent ans de solitude, dans une France que la Méditerranée traverse comme la Seine traverse Paris, selon le slogan officiel.
En 1956, deux ans après le début du conflit, voici que les Français réapparaissent. Ce sont aussi des soldats, mais cette fois-ci ils cherchent moins, au rebours de leurs aïeux, à conquérir le djebel qu’à reconquérir les cœurs de son peuple de fellahs. Il fallait nous extirper de notre bled, un, afin de nous soustraire à l’emprise du FLN qui y a établi ses quartiers, deux, pour nous « moderniser », soit nous faire basculer du statut de « sujet » à celui de « citoyen » français. En un mot comme en mille, nous étions le véritable enjeu de la guerre, c’était à qui nous rallierait à sa cause, l’intégration ou l’indépendance, l’Algérie ou la France.
Ont-ils vidé le village ?
Non seulement notre village mais tous les hameaux et bourgs enclavés, là où l’armée ne pouvait pénétrer avec des véhicules ! En tout, plus de 16 000 villages mechtas et douars, soit un exode qui a du jour au lendemain a transbahuté 2,5 millions d’un univers à l’autre ! Il y aura eu jusqu’à mille camps dits de regroupement, pour accueillir à peu près un tiers de la population algérienne et presque la moitié de la paysannerie. Je me suis ainsi retrouvé un beau matin dans une baraque, au milieu d’un camp immense, entouré de barbelés, soumis au couvre-feu. Ainsi que je l’ai déjà dit, l’intention de l’état-major n’était pas d’en faire un lieu de relégation mais un laboratoire à ciel ouvert de « modernisation »…
Effectivement, en vous lisant, on se rend compte qu’il s’agissait de camps de transformation anthropologique, d’usines à fabriquer des Français…
Exact, je parlerais même de francisation accélérée. La France, réveillée en sursaut par les explosions de la Toussaint, réalisait que ce bon peuple du djebel qu’elle avait abandonné à son sort plus d’un siècle durant était sur le point de basculer sans retour dans le camp de l’insurrection, qu’il abritait déjà et nourrissait. Il y allait donc de l’avenir de la France en Algérie. Il fallait y remédier vaille que vaille. De fait, dès 1955, le gouverneur général, l’ethnologue spécialiste des Aztèques, Jacques Soustelle, lançait le concept d’Intégration, aujourd’hui si galvaudé. Sous le mot d’ordre « instruire et construire », il préconisait d’intégrer les « musulmans » instruits, selon le jargon officiel, à tous les échelons de la fonction publique, à hauteur de 10% !
C’était pathétique cet effort titanesque, qui aura vu la France investir sur nous en six ans davantage qu’elle ne l’avait fait en 125 ans. J’avais ainsi pu aller à l’école, sous une guitoune installée par l’armée et avec des appelés métropolitains pour instituteurs, en uniforme s’il vous plaît. On avait alors vu les écoles jaillir du sol, des routes s’ouvrir, des dispensaires se multiplier, non point en dépit mais en raison, justement, de la guerre. Chez nous, c’était la construction du plus grand complexe hydro-électrique d’Algérie, tout à proximité du camp, ce qui avait permis à tous les adultes du camp, soit 1500, de s’y faire embaucher en tant qu’ouvriers. Cette ferveur édificatrice sur fond de combats féroces, de rafles, d’assassinats et de napalm, avait un nom officiel : le plan de Constantine. Il consistait à développer ce massif aussi ingrat que somptueux afin de l’amarrer une fois pour toutes au pays utile. Et pour en finir aussi un bled rebelle qui avait depuis abrité depuis l’Antiquité les insurrections les plus dévastatrices du bassin méditerranéen.
Et cet exode transforme la vie de ces fellahs qui deviennent des travailleurs salariés…
Des prolos, qui mangent du « pain français » et aux oreilles de qui le mot « fellah » ne tardera pas à passer pour une insulte…
Plus généralement, c’est une communauté qui s’organise en familles nucléaires et laisse derrière elle ses morts, le monde des esprits.
Vous parlez d’une perte immense, d’un deuil impossible ! Avec le recul, je dirais que le principal culte que nous célébrions c’était celui des Ancêtres, des morts dont l’esprit survivait parmi nous, veillant sur les vivants, bénissant les récoltes et les troupeaux. Je me souviens que quand je « priais », je ne pensais qu’à mes aïeux et au premier d’entre eux, l’ancêtre et saint patron de notre douar, le vénérable Sidi-Ali que je me représentais avec un fin visage orné d’une barbe soyeuse, la silhouette drapée dans un burnous immaculé, un santon qu’on dirait sorti d’une gravure de Gustave Doré. Il y a même des gens qui croient, aujourd’hui encore, que ces esprits que nous avions abandonné sur place y errent toujours, solitaires et orphelins de leurs ouailles. D’aucuns, en concluent qu’ils nous auraient maudit, d’où la désolation de notre bled et l’exil qui nous a éparpillé aux quatre horizons de l’univers.
Comment s’est donc reconstruite la communauté dans le camp ?
Notre camp regroupait plusieurs hameaux, y compris des clans rivaux. Les santons locaux, les chefs de villages et les édicules de marabouts étaient remplacés au pied levé par les tours de guet, les supplétifs issus du bled et les officiers des Sections administratives spécialisées ou S.A.S, des agents qui parlaient le kabyle et l’arabe. Ils écumaient le camp du matin ou soir, aidant un tel à remplir un formulaire, conduisant tel autre chez l’infirmier, tâtant le pouls de tout un chacun, bref, un modèle de « travail » de terrain, ce qui n’excluait nullement la franche amitié sinon la solidarité agissante, à la barbe de la hiérarchie. Le camp était subdivisé en pâtés de gourbis, surtout des paillottes aux murs et aux toits de chaume, abritant chacun un clan tout uniment.
Chacun était chez soi donc, seul l’unique point d’eau drainait toutes les femmes pour le rituel magique du remplissage des jarres. Un vrai spectacle ! La vie s’écoulait, au rythme des combats, mais c‘était une vie double, le jour nous avions les officiers de la SAS, la nuit, les « frères » du FLN, plutôt de l’ALN, l’Armée de libération nationale, son bras armé. Nous vivions dans un camp retranché, ravitaillé par avion ; j’aurai ainsi découvert l’avion avant le vélo ou la brouette. Nous n’avions pas de poste radio et n’écoutions donc pas La Voix des Arabes émettant depuis Le Caire. Il fallait alors composer, louvoyer, s’exténuer à éviter de prêter le flanc au soupçon des uns et des autres qui s’épiaient jour et nuit. Je n’apprendrais qu’une fois adulte jusqu’à quel point le FLN avait noyauté les habitants du camp, y compris via de vrais faux-harkis.
Les officiers SAS n’étaient pas en reste. Ils faisaient du renseignement au ras du quotidien, qui consistait à aller chaque matin serrer la main de tout le monde, y voyant le meilleur moyen de pressentir, à travers un regard fuyant ou une voix hésitante, qu’un coup était dans l’air du camp. Il y avait aussi, par chez nous, une sorte de division du travail militaire : les Français de France, les « vrais Français » disions-nous, n’étaient pas affectés dans les unités combattantes mais servaient de médecins, d’infirmiers ou d’instituteurs. C’étaient vraiment de braves gars et ce sont eux qui ont fait que la relation avec la France devait résister aux horreurs du conflit. Nous avions donc les « bons » Français, qui n’étaient pas armés, et il y avait les autres, les « mauvais », les légionnaires, à moitié allemands et hongrois, et les tirailleurs sénégalais qui se chargeaient du combat, du ratissage, des rafles…
Comment se déroulait la vie quotidienne dans cette usine à fabriquer des français ?
Les hommes travaillaient dans le barrage. Nous avions bien de la chance, nous, car tous les camps ne disposaient pas d’un chantier tout à côté. Grâce à quoi, mon père qui était cultivateur et métayer avait réussi à ouvrir un petit magasin dans le souk du camp ; plus tard il achètera un camion pour aller écouler ses produits dans d’autres camps qui en étaient dépourvus. Une mission de vendeur itinérant qui n’avait pas échappé aux officiers du FLN… Notre exil se soldait ainsi par une élévation du niveau de vie, d’autant que ma sœur et moi avions pu y aller à l’école, sans oublier les soins que m’avaient prodigué des médecins militaires pour me guérir du bacille de Koch et de l’ascaris, qui n’y auront pas moins fauché la vie d’un enfant sur dix !
C’était l’intégration sans société d’accueil…
A l’époque, ce n’était pas à nous de faire l’effort d’adopter un modèle républicain qui ne nous avait du reste jamais été proposé, mais c’était d’abord à la République de nous faire une place en son sein. Germaine Tillion avait qualifié ce souci d’élévation bien tardif mais réel de « discrimination réparatrice » en faveur des « musulmans ». Et le point d’orgue de ce processus devait survenir à l’automne 1958 : le référendum du 28 septembre pour la Ve République, au bout duquel nous devenions enfin des citoyens français à part entière. En vertu de quoi, nous nous étions réveillé le 29 septembre au matin, en tant que citoyens Français complets !
J’y repense avec beaucoup d’émotion, car ce référendum, c’était la première et l’ultime consultation à laquelle feux mes braves parents auront participé. Et moi-même je me souviens de ce jour où le chef de la région militaire était venu en grand arroi et qu’un soldat m’avait donné un petit drapeau tricolore et une poignée de bonbons… Je pourrais invoquer un lien familial, intime, avec cette Vème sous laquelle nous vivons toujours vous et moi.
Même Jean-Marie Le Pen ne pensait pas l’islam incompatible avec la République…
En 29 janvier 1958 il avait en effet prononcé à l’Assemblée nationale une véritable ode à la fusion de l’islam et de la République, des musulmans et des Européens. « J’affirme que dans la religion musulmane, rien ne s’oppose à faire du croyant ou du pratiquant musulman un citoyen français complet », avait-il déclamé. Un plaidoyer inimaginable aujourd’hui. Néanmoins, la République qui, d’une main, nous accueillait en tant que Français, entamait, de l’autre, des contacts secrets avec le FLN, lequel exigeait la « libération » totale de l’Algérie. La France nous adoptait en tant que citoyens français et ce au moment même où elle se résignait à nous voir devenir des citoyens algériens !
Peut-être les camps vous ont-ils davantage transformé en consommateurs individualistes occidentaux qu’en citoyens français…
L’un n’excluait pas l’autre ; après tout notre pauvreté était aussi corrélée à notre statut de sujets non-citoyens. Je raconte dans le livre, comment j’avais découvert, dans le camp, des fruits et légumes jamais vu jusqu’alors, carottes, bananes, poires, aubergines… Une fois dans le camp, nous nous étions mis à consommer des produits finis, alors qu’au village nous produisions l’essentiel de notre ordinaire, orge, sorgho, ail et oignons, lait, beurre, figues sèches, mais aussi étoffes de laine, burnous, savates… La seule chose que nous achetions, c’était le pétrole pour la lampe, le café, le tabac à chiquer et le sucre.
Dans le camp, on ne produisait plus rien, mais avec l’argent gagné par nos ouvriers de parents, on s’offrait du « pain français », on buvait de la limonade, on découvrait la sardine en boîte et le thé, les biscuits et les oranges… Je n’avais jusqu’alors jamais vu d’oranges ! On mangeait du coup plus souvent de la viande ; plus besoin à cette fin d’attendre une grande occasion –mariage, naissance, circoncision, décès- pour immoler un bélier, il suffisait de passer chez le boucher du souk.
Pourquoi la mayonnaise n’a-t-elle pas pris ? Pourquoi vous n’êtes-vous pas devenus des Français comme les paysans bretons un siècle plus tôt ?
Il y a une phrase d’Oscar Wilde que je répète souvent à propos du couple franco-algérien : « Le propre des bonnes résolutions est qu’on les prend toujours trop tard ». La mayonnaise aurait pu prendre si la IIè République qui avait annexé début 1848 l’Algérie à la France avait du même geste étendu la citoyenneté à tous les habitants du pays conquis. Cette décision ne sera prise qu’un siècle plus tard, d’un seul coup et en catastrophe, dans un sursaut désespéré de rattraper le temps perdu.
Durant tout ce temps, un lourd contentieux, cumul explosif de mauvais souvenirs, de peurs et de rancœurs, s’était installé entre Européens et musulmans. Pourtant, les Pieds noirs, surtout ceux du bled, vivaient, le privilège de la citoyenneté près, en bon voisinage avec les « cousins » musulmans, je dis cousins, car la majorité d’entre eux venaient de terres jadis conquises par les Arabes, Malte, la Sicile, l’Andalousie, sans parler des Juifs, issus, eux, de la même souche berbère que nous. Germaine Tillion avait écrit à ce propos que ces « Européens » avaient de ce fait sans doute plus de « sang arabe » que leurs voisins kabyles.
Il n’empêche, ils étaient à la fois plus complices avec nous –il n’y a pas une famille du bled qui n’ait eu son quart d’heure de fraternité avec des pieds noirs !- mais moins enclins à souhaiter notre accès au statut de citoyen, à parité avec eux. Aux yeux de beaucoup de braves et humbles « petits blancs », qualifiés de « Français à 61 centimes », -allusion au prix du formulaire de naturalisation-, ce statut de citoyen était au fond un privilège, leur unique luxe.
La décision de nous hisser à leur niveau ne pouvait donc venir que de Paris. Ce statut de citoyen que les nationalistes n’avaient eu de cesse de réclamer depuis l’aube du XXè siècle, survenait finalement quand plus personne ne s’y attendait. Et surtout pas le FLN, lequel avait le vent de l’Histoire en poupe, après avoir réussi à porter la guerre du djebel à Alger, puis de là en France avant d’aller plaider sa cause à Pékin, Bonn, Rome, Londres et Washington. A cet égard, rien n’était plus pathétique que la journée de la « Fraternisation » organisée peu avant le referendum par l’armée à Alger, où l’on avait vu des dizaines de milliers d’Européens donner l’accolade à leurs –je cite- « frères musulmans ». Ce moment-là était comme un carnaval, une parenthèse où, ainsi que le dit le poète brésilien Vinicius de Moraes dans la célèbre samba « Felicidade », « Le roi, le pirate et le jardin » communient jusqu’au mercredi soir, qui clôt la kermesse.
Sauf que ce carnaval vous a définitivement changés…
Et comment ! Nous avions vite réalisé que le retour à la vie d’antan n’était plus possible. En six ans, nous avions fait un bond d’un siècle. Nous étions quand même retournés au hameau, juste après l’annonce du cessez-le-feu, le 19 mars, et je me souviens encore combien nous y étions perdus, au milieu de nos gourbis sans portes, envahis de ronces et d’herbes folles. Mon père en avait vite conclu que le bled c’était fini, que nous ne pouvions plus renoncer au dispensaire, à l’école. Le charme était rompu, l’univers des vénérables aïeux caduc. Il fallait donc, de nouveau, repartir, avec nos baluchons, mais pour Alger cette fois-ci et sans espoir de retour au village soudain désenchanté. Le déracinement, entamé par la guerre, devait inexorablement continuer en dépit, sinon en raison même, du retour à dans la paix.
Je repense à une phrase attribuée à de Gaulle qui aurait déclaré : « L’Algérie restera française comme la Gaulle est restée romaine. » C’est-à-dire que les Gaulois avaient eu beau avoir chassé les Romains ils n’en avaient pas moins capté leur langue en héritage, le latin, ancêtre de notre français. Tout s’était passé comme si le général tenait à laisser au FLN une population aussi francisée que possible. En tout état de cause, le processus de francisation enclenché par la guerre ne pouvait plus s’arrêter, et l’indépendance, loin de le juguler ne lui en donnera que plus de vigueur !
Malgré l’arabisation forcée impulsée par Boumediene et les autres tentatives de rupture des gouvernements algériens successifs ?
Tout à fait ! Tenez, avant l’indépendance, Alger n’avait que quatre quotidiens en français ; aujourd’hui, 55 ans plus tard, on en trouve 27 chaque matin, soit à peu près trois fois plus qu’à Paris ! Des dizaines de maisons d’édition y éditent pièces de théâtre, romans et essais, dans la langue de Camus. Dix fois plus qu’il n’y en avait à l’époque française. Plus encore, Il n’y avait, au début de la guerre, que 14% des enfants algériens qui allaient à l’école française. De nos jours, l’enseignement du français est obligatoire dès la deuxième année du primaire… Au bilan, il y a plus d’Algériens francisés aujourd’hui qu’il y en avait à l’époque de l’Algérie française.
Si on suit votre récit, on arrive à la conclusion paradoxale que la guerre d’indépendance algérienne a rendu la rupture avec la France impossible…
Exactement. C’est que la guerre avait jeté d’un coup, et pour la première fois, l’une contre l’autre, la France profonde, celle des 2, 5 millions d’appelés accourus du Vaucluse, d’Alsace ou du Midi, et l’Algérie profonde, celle des 2, 5 millions de fellahs déplacés. Aucun des deux peuples n’en est ressorti indemne, pour le pire mais aussi, oui, je le crois, le meilleur. La seule solution, désormais, c’est d’accepter pleinement cet héritage et de vivre avec, car il est irréversible, quand bien même il ne manque pas d’esprits ici et là-bas qui croient encore possible de s’en « purifier ». C’est seulement avec une Algérie un peu française et une France un peu algérienne qu’on pourrait établir des relations un tant soit peu apaisées.
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