Je suis entré aux éditions L’Age d’Homme en 1986, à peine âgé de dix-neuf ans. Je m’étais inscrit à l’université de Lausanne sans conviction et je voulais financer mes études tout seul. Mon professeur de français au lycée m’avait recommandé d’aller frapper à la porte de cette maison prestigieuse dont le siège était également à Lausanne. A l’époque, L’Age d’Homme jouissait d’une renommée mondiale pour ses grandes traductions du monde slave, en particulier les œuvres immenses de Vassili Grossman et d’Alexandre Zinoviev. En plus de leurs exceptionnelles qualités littéraires, les grands auteurs slaves publiés à L’Age d’Homme étaient porteurs de témoignages capitaux et irréfutables contre un empire qu’il était encore malséant et dangereux de critiquer: le régime soviétique. Grossman comme Zinoviev, du reste, avaient d’abord été imprimés à L’Age d’Homme en langue originale russe et réintroduits en URSS par des canaux clandestins.
Premiers labeurs
Vladimir Dimitrijevic (Dimitri pour le cercle des amis et connaissances) passait pour un énergumène, un flibustier et un fieffé réactionnaire. On lui reconnaissait néanmoins une culture immense, des intuitions de prophète ainsi qu’un flair éditorial hors du commun. Avant d’être reçu par lui, j’avais dû attendre des heures durant, comme chez le dentiste, dans une salle d’attente constituée de deux banquettes de bus VW. Je lui avais apporté des essais de traduction manuscrits. Il n’avait pas même ouvert mon cahier, mais m’avait fixé d’un air maussade, s’était tourné vers son fouillis de dossiers et en a tiré un pavé de la taille d’une Bible. «Pourriez-vous me traduire ceci?» Ce n’était pas la Bible, mais ce n’en était pas loin. Le Pécheur de Dobrica Ćosić (Dobritsa Tchossitch), le plus grand écrivain serbe vivant, qui était aussi le plus illustre opposant au régime titiste. Il vivait encore en résidence surveillée, mais sa production littéraire était tolérée. Tolérée sans plus: Le Pécheur était à la fois un best-seller et un motif de mise aux arrêts si on vous piquait à le lire pendant votre service militaire. C’était aussi la première partie d’une trilogie colossale sur la folie des luttes intestines du communisme à la veille de la IIe Guerre mondiale: Le Temps du Mal. Cette imposante œuvre littéraire et politique était confiée sans un instant d’hésitation aux bons soins d’un étudiant inconnu.
J’ai donc traduit les 800 pages du Pécheur, maladroitement, en quelques mois. Puis la suite — plus de 1000 pages —, durant l’été de mes vingt ans. Dix heures de travail de forçat chaque jour pendant que mes camarades d’études bourlinguaient ou se doraient la pilule. Le métier du livre m’a été inculqué comme chez les artisans de jadis le maniement des outils: à force d’usage, jusqu’au sang, jusqu’à l’évanouissement.
Je pensais alors que ces travaux n’étaient que des expédients. Mon projet était de m’inscrire à l’académie de cinéma de Prague. On n’y avait pas voulu de moi. J’ai poursuivi en parallèle des études de lettres à l’université et la pratique des lettres dans la traduction et l’édition. Inutile de dire que la différence entre la théorie et la pratique s’est rapidement révélée abyssale.
C’est stupéfiant à écrire aujourd’hui, mais on était encore au temps du Rideau de Fer. Au-delà de Checkpoint Charlie, c’était la misère, la terreur, la censure. En-deçà, à Berlin, la liberté d’expression, d’entreprise, de développement… Et une sécurité, une aisance qui rendaient la vie presqu’insipide. Influencé par mes lectures de l’époque, j’ai cru comme beaucoup que nous touchions à la «fin de l’histoire».
Le réveil de l’histoire
J’y ai cru, mais pas très longtemps. La guerre a éclaté en Yougoslavie, comme une tempête dans un ciel bleu, au tournant des années 1990. Une monstrueuse machine de propagande et de désinformation s’est mise en place. Bien que d’origine mixte, serbo-croate — typiquement yougoslave, donc —, j’ai pris parti pour le camp des proscrits: les Serbes. De même que je soutenais les Indiens dans les westerns, à l’époque où on les peignait encore comme des sous-humains.
L’Age d’Homme venait de vivre son apogée. En 1986, Migrations de Milos Tsernianski, le «plus beau roman du monde», lui avait valu le Grand Prix de l’Académie française. En Suisse, la collection Contemporains rassemblait les plus fortes voix de la littérature contemporaine, tandis que Poche Suisse rassemblait le meilleur de l’héritage helvétique. L’Age d’Homme hébergeait les plus éminents auteurs belges, les grandes traductions classiques, l’histoire du cinéma, le théâtre d’avant-garde. L’Age d’Homme publiait l’intégrale du merveilleux Georges Haldas et poussait avec Vladimir Volkoff jusque dans les eaux du best-seller…
Au moment de mon arrivée, ces belles années prenaient fin. Avec Gorbatchev et le démantèlement de l’URSS, on s’était empressé de décréter l’antisoviétisme has-been pour ne pas devoir lui donner raison. Vladimir avait perdu de précieux soutiens. Les ventes fléchissaient. J’attribuais alors cette crise à la conjoncture. Je vois aujourd’hui qu’elle avait aussi d’autres motifs. Notamment celui-ci, qui était encore invisible: le règlement de comptes du monde occidental avec le monde russe. L’assèchement graduel de l’intérêt culturel pour le monde de l’est. La réduction de la littérature et du cinéma russes «eurocompatibles» à des histoires d’ivrognes et de crétins corrompus.
De 1989 aux années 2000, la Russie n’a plus existé sur la scène internationale. Les Allemands et les Américains avaient décidé de dépecer la Yougoslavie et de «punir» les fidèles alliés des Russes sur place (qui étaient aussi ceux des Français, autres absents de l’histoire): les Serbes. C’était une curée explicite, haineuse, à ciel ouvert, masquée par un lavage de cerveaux d’une ampleur jamais vue. Volkoff, spécialiste du genre, allait l’appeler un «cas d’école» de désinformation. Dans ce contexte, nous avons créé, V. D. et moi, un «institut serbe» à Lausanne ainsi qu’une petite revue brochée que nous imprimions nous-mêmes, dans nos locaux: Raison garder. Qu’on le croie ou non, cette revue — et elle seule — a recensé en temps réel les grandes manipulations de masse et les false flags que des auteurs impartiaux décortiqueront après coup. (Voir notamment Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire (Albin Michel) de Jacques Merlino, qui vaudra à son auteur, alors directeur des infos à France 2, une spectaculaire déchéance professionnelle.)
Je n’ai pas une ligne à regretter, pas une phrase à changer à cette première incursion dans l’«antipresse». Notre revue avait vraiment su «raison garder» en une époque de folie et d’aveuglement où des ouvrages tendancieux truffés de centaines d’erreurs factuelles comme Vie et Mort de la Yougoslavie du ridicule Paul Garde tenaient lieux de référence pour les journalistes et les diplomates. Une décennie après les événements, je créerais une nouvelle maison d’édition, Xenia, entre autres afin de continuer de publier des grands «chaînons manquants» tels que l’enquête de Jürgen Elsässer sur la manipulation du djihadisme par les services secrets occidentaux au temps de la guerre yougoslave (Comment le Djihad est arrivé en Europe).
Le grand tri
En attendant, cette polémique avait changé mon destin. Je ne deviendrais ni cinéaste, ni grand mandarin. J’ai fini par abandonner l’université, découragé tant par le conformisme pompeux qui y tenait lieu de science que par la passivité du milieu académique à l’égard d’une déformation massive de l’histoire par les médias. L’Age d’Homme, dont le patron lui-même avait mis en jeu la réputation à cause de cette guerre, restait mon dernier refuge et ma seule académie. Mon frère Marko m’y a rejoint en ce temps-là. Nous avons traduit, mis en forme, illustré, édité, des centaines d’ouvrages. Le premier conflit de l’après-guerre froide avait fait le tri autour de nous. Il y avait les spectres qui, tout instruits qu’ils étaient, s’alignaient sur la rumeur commune et nous répudiaient pour péché d’opinion. Et puis les vivants qui, comme Volkoff, Zinoviev, Dutourd, Marejko, Werner ou Haldas, restaient fidèles à la maison dans la tourmente.
Dimitri était malcommode, avare, caractériel et orgueilleux, mais il mettait la littérature et les idées au-dessus de tout. Avec lui et ses auteurs, j’ai appris très jeune que la régression totalitaire n’était pas liée à un pays, ni à une idéologie, mais à la modernité elle-même. Et que la littérature en soi, quand on y croit et qu’on s’y consacre vraiment, est une forme de résistance universelle.
La liberté d’esprit avait un prix: celui de la solitude, de l’incompréhension et du dénuement. There is no free dinner, disent les Anglo-Saxons. Si vous voulez manger à la table des esprits libres et des écrivains sans concessions, vous devez souvent vous contenter de pâté froid. Et c’était bien notre menu. Dimitri était tout le temps sur la route avec ses fourgonnettes. Nous nous arrêtions sur des aires de repos, en Bourgogne ou dans le Jura, pour avaler un bout de fromage et de saucission, fouettés par le vent. Nous parlions des auteurs, des projets, de l’idiotie contemporaine ou des beautés de la France. Nous étions libres.
J’ai quitté l’Age d’Homme en 2004, n’arrivant plus à m’entendre avec cet homme difficile. En partant, je lui ai prédit son sort et celui de la maison. Aujourd’hui, sous la direction de sa fille Andonia, L’Age d’Homme a changé de domaines d’intérêt. Ceux qui l’ont connu dans les années héroïques savent que c’était bien plus qu’une maison d’édition: une zone libérée.
Cet article a initialement été publié sur Antipresse.
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