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N’oublions pas Alphonse !


Alphone Boudard et ses camardes de la barricade du boulevard Saint-Michel, août 1944

L’ombre de Boudard aura plané sur l’édition durant toute l’année 2011. Les festivités ont commencé dès janvier par la parution chez Robert Laffont des Métamorphoses d’Alphonse, un recueil regroupant trois titres : Mourir d’enfance, L’étrange Monsieur Joseph et la Fermeture. En février, nous avions eu droit à un livre de souvenirs publié à La Table Ronde intitulé Ce que je sais d’Alphonse écrit par Laurence Jyl. Et l’année se termine, fin novembre, avec la sortie de La France d’Alphonse Boudard de Pierre Gillieth chez Xenia nourrie par le témoignage de Gisèle, l’épouse historique, celle des temps difficiles, des parloirs, du sana et des mauvais garçons. Ce dernier ouvrage brosse de façon concise en moins de 140 pages, le portrait de l’écrivain à l’existence mouvementée et fait découvrir quelques lettres ou textes inédits.

Onze ans après sa mort, ces trois livres viennent raviver la flamme Boudard, et son argot, une merveille de drôlerie et de poésie. Lit-on encore aujourd’hui Boudard ? Est-on capable de le comprendre ? De saisir cette langue des bistrots du Paris populaire, des sorties d’usine du XIIIème, des malandrins aux abords des fortifs réglant leurs différends à coup de lame ? Ces questions ne se posent évidemment pas chez les inconditionnels de l’écrivain. Parions aussi sur l’intelligence et la clairvoyance des lecteurs, des vrais : l’œuvre de Boudard qui rencontre le silence assourdissant de notre époque vulgaire, renaîtra et enchantera de nouvelles générations. Parce qu’il suffit simplement d’ouvrir l’un de ses livres pour tomber sous son charme gouailleur et son émotion à fleur de peau. Un individu normalement constitué ne peut résister à ce style, on est emporté par une vague tantôt faubourienne, tantôt lettrée, avec toujours en filigrane le sens de la gaudriole élégante, celle qui ravit les amateurs de saillies perforantes. Disciple de Céline, il use comme l’ermite de Meudon, des points de suspension et de la mitraille sémantique. Céline, par sa façon d’attaquer les Lettres françaises à la hussarde, a libéré le taulard, l’a décomplexé face à cet acte à la fois effrayant et dérisoire qu’est l’écriture. Comme chez Céline, la phrase de Boudard demande un effort, une ascèse pour lui donner ce rythme voulu, cette cadence infernale.

Céline recherche perpétuellement la castagne, il veut en découdre, l’homme lui inspire suspicion et peur. Chez Boudard qui en a croisé pourtant des terribles, le jugement sur les hommes est toujours nuancé par le trait d’humour, l’indulgence de l’ancien « décapsuleur de coffiots certainement. » A la différence de Céline, Boudard aime ses personnages, il leur trouve toujours des circonstances atténuantes, même les plus salauds sont sauvés in-extremis. Cela n’empêche pas une galerie phénoménale de portraits : alcooliques flamboyants, mages priapiques, résistantes nymphomanes et compagnons de cellule affreux, sales et méchants.

Les concours de rots et parties de fesses en l’air ne sont qu’un voile, car derrière cette gauloiserie, il y a les libérateurs pitoyables, les cours de justice infamantes, les prisons dégueulasses, les mouroirs qui s’appellent hôpitaux, toute la misère humaine racontée avec verve et colère. Cet amalgame-là unique dans la littérature rend la lecture de Boudard à la fois distrayante et terrifiante. On est en même temps chez Villon, chez Zola, chez Rimbaud, et les Pieds Nickelés ne sont jamais très loin.

Boudard avait auusi le talent pour dézinguer tous les intellos de pacotille de son temps comme les laborantins fous du Nouveau Roman. Appréciez la raclée : « Autour de moi dans le Septième Art, les belles lettres…les académies, dans l’édition, les théâtres…n’est-ce pas…je vois se pavaner d’infinis cloportes, des boursouflures de croûtons de tasses qui se font mousser baba au rhum…Ce qui paye au fond c’est la médiocrité extra-souple, le toc clinquant, les faux derches maquillés inflexibles et simples ».

Finalement, Boudard est un merveilleux professeur d’histoire. Avec lui, la Seconde Guerre Mondiale se dessine sous un aspect plus concret et plus vivant. Ses Combattants du petit bonheur, Prix Renaudot 1977, nous en donnent un aperçu tonitruant. Les masques tombent. L’histoire est revisitée par ceux qui l’ont faite. Rappelons que Boudard a été décorée de la Croix de guerre avec étoile d’argent. Ca pose son homme. Lui qui n’a jamais monnayé ses faits d’armes, il savait tancer les affabulateurs : « Nous sortions à peine d’une époque de feu de sang et de haine. Sartre était devenu le maître à penser d’une génération d’intellos issus pour la plupart d’une Résistance tardive et bistrotière. Elle n’en était que plus virulente pour dénoncer, tondre et condamner ses adversaires voire tous ceux qui ne pensaient pas dans la direction de l’Est ». C’est en lisant Boudard qu’on se rend mieux compte de la vacuité actuelle. Un écrivain, héros de guerre, voyou, scénariste, dialoguiste, un style lyrique et tendre, les côtes sciées en prime, décidément cette France d’Alphonse nous manque…



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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