En littérature fantastique, les idées les plus simples sont souvent les meilleures. Trouver une idée, du reste, est assez facile. Il suffit d’inverser les évidences, de subvertir la normalité. Imaginons par exemple que le soleil, ce matin, ne se soit pas levé. Point de départ idéal d’un roman fantastique ; il ne reste qu’à l’écrire. D’ailleurs, c’est fait : André Dahl s’en est chargé. Son nom ne nous dit plus grand-chose, mais ce journaliste et chansonnier fut célèbre dans les années 1910 et 1920 ; rédacteur au Canard enchaîné, il eut son heure de gloire en 1922, fondant cette année-là le Théâtre des Deux Anes avec son compère Roger Ferréol et publiant Le Soleil ne se leva pas, qui fut son grand succès. Ce roman, vous l’aurez deviné, est humoristique ; mais c’est aussi un beau modèle de fantastique social, cette branche du fantastique qui consiste à étudier non pas les réactions d’un héros solitaire devant un événement surnaturel, mais les réactions d’une société entière, frappée collectivement par un phénomène inouï. Là où le fantastique individuel joue sur l’angoisse et l’effroi, le fantastique social est à portée satirique et philosophique, comme un laboratoire littéraire où l’écrivain met en scène des gens ordinaires dans une situation extraordinaire.
« On se réveillera quand il fera jour ! »
Sous cet angle, la puissance d’imagination de Dahl fait merveille. Derrière son ton facile et léger, il analyse avec finesse la psychologie des foules, les ressorts de la panique, les diverses attitudes des Français selon leur tempérament. Les uns s’affolent (on va crever de faim, de soif, de froid !), les autres s’amusent ; beaucoup ne s’inquiètent pas de devoir mourir, puisque tout le monde mourra – « si tout le monde finissait en même temps, la séparation qui est la seule douleur de la mort n’existait plus. Et cette fin du monde présentait des airs de train de plaisir, d’excursion, de matinée gratuite sensationnels qu’on n’aurait garde de manquer ». Conformément à la règle du genre, il n’y a pas de personnage principal ; l’intérêt tient précisément au fait que Dahl sautille entre plusieurs personnages, pour étudier le plus de réactions. Ainsi les optimistes scrutent-ils le ciel obscur, croyant discerner malgré tout des lueurs ; les pédants font des hypothèses scientifiques ; les excités romantiques parlent d’extraterrestres. Quant aux flegmatiques, ils retournent simplement au lit : « On se réveillera quand il fera jour ! »
Et puis, il y a les blagues. C’est souvent le point faible de ces romans d’humoriste, qui ne tiennent pas la longueur (Daninos, etc.) Dahl réussit ici de nombreux gags et mots d’esprit, dont certains résonnent curieusement aujourd’hui. A l’Elysée, par exemple, certains prétendent qu’il y a des oubliettes en sous-sol. « C’est une erreur, corrige Dahl. Il n’y a généralement à l’Elysée qu’un oublié… »
85 ans plus tard, ça n’a pas du tout vieilli
Envoyons vite un exemplaire au président, il sourira ! Plus loin, ce trait digne d’un recueil de bons mots : « Faire l’amour le samedi soir est une coutume parfaitement ridicule ; car, s’il pleut le dimanche, alors on ne sait plus que faire ». Aussi, cette défense savoureuse de l’emploi public, à communiquer aux Macron-Fillon qui veulent tailler dans les effectifs : « Qu’arriverait-il, Seigneur ! si les fonctionnaires, lâchant un soir l’Administration, se mêlaient aux citoyens ordinaires ? Dans toutes les affaires, ils apporteraient leur je-m’en-foutisme conscient, leur impolitesse navrante et leurs lombagos professionnels ! Remercions au contraire les Bureaux d’être le refuge normal des gens qui n’ont le goût à rien, l’ambition de rien, l’amour de rien »…
On voit la tournure d’esprit de Dahl : sens du contrepied, amour du paradoxe, vision inversée. 85 ans plus tard, ça n’a pas du tout vieilli. Ses autres romans (Voyage autour de ma loge, 1923 ; Le conteur est ouvert, 1926 ; Quand te tues-tu, paru à titre posthume en 1933), signale l’Arbre vengeur son éditeur dans son rabat de couverture, sont moins intéressants pour nous, car liés de plus près à des actualités de l’époque qui nous échappent. Mais ce Soleil, vraiment, méritait qu’on le tire du lit.
Le soleil ne se leva pas d’André Dahl (L’Arbre vengeur, 156 p., 13 €)
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