Quelques points de chronologie d’abord. Le 20 février, l’ambassadeur de Russie au Qatar, Nurmakhmad Kholov, a annoncé à l’agence russe Tass que « le Qatar investissait près de 2 milliards de dollars dans les activités de l’entreprise russe Novatek, plus important producteur indépendant de gaz de Russie ». Kholov a précisé que « la Russie et le Qatar ont réussi ces trois dernières années à obtenir de bons résultats en matière d’économie et d’échanges commerciaux grâce au travail conjoint de la commission intergouvernementale pour le commerce, l’économie, la science et la coopération technique » entre les deux pays. Avant de conclure : « Le Qatar exprime un grand intérêt pour les produits agricoles russes ainsi que pour les projets russes en matière de pétrochimie et de sources énergétiques, autant que dans le domaine de la construction ».
Un embryon de coopération militaire
Ceci est dans la droite ligne de la privatisation du géant public russe du pétrole, Rosneft, qui a eu lieu au début du mois de décembre dernier. L’Etat russe qui possédait 50% de Rosneft, première entreprise pétrolière mondiale, en a cédé 19,5% du capital au fonds d’investissement Glencore ainsi qu’au fonds souverain du Qatar (dans une proportion que l’on ignore) pour un montant de 10,5 milliards de dollars, qui doivent servir au renflouement du budget russe via l’entreprise publique Rosneftegaz. Précisons que le Qatar est lui-même majoritaire au sein du fonds Glencore.
Précisions enfin, pour illustrer cette « lune de miel » qu’au delà de l’énergie, un embryon de coopération militaire existe entre les deux pays. Le 6 septembre 2016, Moscou et Doha ont en effet signé un accord militaire après une visite du ministre qatari de la Défense, Khalid bin Mohammad Al Attiyah à son homologue russe Sergueï Choïgou, lors du Forum international militaire et technique de Moscou « ARMÉE-2016 ». Cet accord faisait suite à la rencontre, en mai de la même année, du vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov avec l’émir Tamim ben Hamad al-Thanin. « Nous avons signé un accord de coopération militaire avec la Russie, mais il ne comprend pas l’achat d’armes », a indiqué Saoud Bin Abdallah al-Mahmoud, Ambassadeur du Qatar à Moscou. Comme l’explique le site Opex360, « s’agissant d’éventuels contrats d’armement, rien n’est fermé du côté de Doha, le diplomate ayant assuré que son gouvernement examinerait cette ‘possibilité’ ». Dans ce nouveau contexte marqué par les progrès en matière de coopération énergétique, il n’est pas à exclure que des armes russes soient vendues au Qatar dans les deux ans, d’autant plus qu’elles ont, au grand dam de Doha, démontré toute leur efficacité en Syrie et que Moscou engrange déjà de précieux contrats d’armement dans la région (nous ferons un point d’ici peu sur ces contrats tous azimuts).
Une vieille discorde aggravée par la crise syrienne
Le passif entre Moscou et Doha est pourtant ancien. La Tchétchénie fut un premier motif de discorde. Au commencement de la décennie 2000, le Tchétchène Zelimkhan Iandarbiev, alors au Qatar, était accusé par la Russie de financer des rebelles tchétchènes liés à Al-Qaïda et d’avoir participé à l’organisation de la prise d’otages dans un théâtre moscovite en octobre 2002 qui s’était soldée par 129 morts. Mais Doha a refusé à la Russie son extradition. En février 2004, toujours en exil à Doha, Zelimkhan Iandarbiev trépassa après qu’une bombe placée dans sa voiture eut explosé. Comme l’explique le site Opex360, « les services russes (SVR et GRU) furent accusés d’avoir commis cet assassinat, qui sera, plus tard, à l’origine de la première loi anti-terroriste adoptée par l’Emirat. En tout cas, deux suspects de nationalité russe appartenant effectivement au GRU furent interpellés et jugés à Doha pour assassinat et trafic d’armes. Après avoir été torturés selon Moscou, les deux hommes furent condamnés à la prison à vie, avant d’être finalement transférés en Russie pour y accomplir leur peine. On y a perdu leur trace ».
La relation russo-qatarie se dégrade brutalement dès le début de la Guerre civile syrienne en 2011. Alors que la Russie joue des circonstances pour consolider son alliance avec le régime syrien (pour ne pas laisser les mains libres à Téhéran), et vole ouvertement à son secours en septembre 2015 en intervenant militairement (une première pour Moscou depuis l’invasion de l’Afghanistan en 1979), le Qatar, proche des Frères musulmans, est en fait dès le début de la Guerre syrienne à la manœuvre pour faire tomber le régime de Bachar Al-Assad et installer, en coopération avec les Turcs – eux aussi très liés aux Frères musulmans – et en concurrence avec les wahhabites d’Arabie Saoudite, un régime sunnite à Damas sous la forme d’un “Etat islamique”. Les Frères musulmans financent et arment les rebelles syriens (moins le Front al-Nosra, émanation wahhabite d’Al-Qaïda, qu’Ahrar al-Sham et la coalition du Front islamique, dominés par les Frères musulmans et parrainés par Doha et Ankara).
En 2012, alors que les Occidentaux pensent que le régime de Bachar Al-Assad va tomber en quelques semaines, le ministre qatari des Affaires étrangères Hamed Ibn Jassem aurait déclaré à l’ambassadeur russe auprès des Nations Unies : « Je vous mets en garde contre toute utilisation du veto sur la crise en Syrie; la Russie doit approuver la résolution, sinon elle perdra tous les pays arabes ». Mais l’intéressé, Vitali Tchourkine, qui vient de décéder brutalement, aurait alors rétorqué au Qatari : « Si vous me reparliez sur ce ton de nouveau, il n’y aurait plus une chose qui s’appelle le Qatar » avant de lancer directement au Premier ministre du Qatar : « Vous êtes ici au Conseil de sécurité en tant qu’invité, respectez-vous et reprenez votre taille initiale, d’ailleurs je ne m’adresserai plus à vous, je parle au nom de la grande Russie, et qu’avec les Grands ». Ces propos peu diplomatiques ont été bien sûr démentis par la Fédération de Russie, mais ils illustrent bien les certitudes de l’époque : les puissances sunnites du Moyen-Orient, fortes de leurs soutiens occidentaux, pensent alors réellement pouvoir parvenir à leurs fins en profitant des « Printemps arabes » pour écarter le très gênant Assad tandis que les Russes, cherchant à rattraper l’humiliation endurée en Libye – où ils n’ont pu empêcher les Occidentaux d’outrepasser leur mandat initial pour provoquer la chute du régime libyen et la fin terrifiante du Colonel Kadhafi -, se promettent alors de ne plus rien céder aux Occidentaux ou à leurs alliés du Golfe, tant sur le terrain diplomatique, en dégainant leur veto au Conseil de Sécurité que sur le terrain militaire, en volant directement à la rescousse d’Assad dans sa guerre contre-insurrectionnelle l’opposant aux « rebelles » syriens.
Doha prend acte de la domination russe
Sur fond de crise syrienne, mais aussi de guerre du pétrole et du gaz, il faut convenir qu’aujourd’hui, en concluant ces accords avec Moscou, le Qatar, à l’instar de la Turquie l’été dernier, prend acte de la domination stratégique russe sur la région et « va à Canossa », tandis que Moscou consolide son approche diplomatique éminemment pragmatique et basée sur du « win-win » consistant à parler à tous – même à ses adversaires voire à ses ennemis – et à trouver avec chacun des bases d’accord diversifiées permettant d’exercer un effet de levier sur d’autres partenaires-concurrents (en l’espèce sur Téhéran qui ne peut que s’inquiéter fortement de l’actuel rapprochement Moscou-Doha)
La prophétie qatarie, partagée à l’époque par bien des analystes occidentaux – « vous allez voir, en protégeant Bachar Al-Assad, les Russes vont se mettre à dos tous les pays de la région, particulièrement les puissances sunnites, et ils s’enliseront en Syrie comme les Soviétiques (ou les Américains…) en Afghanistan » – ne s’est pas révélée exacte. Contrairement à la France, qui, seule contre tous, semble encore vouloir pousser en Syrie les rebelles contre le régime – il faut lire la passionnante enquête de Georges Malbrunot du Figaro sur ce point –, les Qataris, comme les Turcs, ont pris acte de leur échec pour déstabiliser le régime de Bachar Al-Assad et souhaitent désormais exercer leur influence autrement sur la région. Si le processus d’Astana n’a pas encore porté ses fruits politiques, il y a fort à parier que les Turcs, mais aussi les puissances du Golfe, font tout pour disposer en Syrie d’une zone d’influence qui comporte la région d’Idleb (aujourd’hui aux mains des rebelles, essentiellement djihadistes) mais aussi la région de l’extrême Nord du pays, symbolisée par la ville d’Al-Bab, récemment reprise à l’Etat islamique, où l’Armée turque aidée des rebelles syriens occupe, dans le cadre de l’opération « Bouclier de l’Euphrate », un espace stratégique et pourrait souhaiter s’étendre plus au sud vers Raqqa, moins au détriment du régime syrien (les Russes n’accepteraient pas) qu’au détriment des Kurdes du PYD, qui servent encore une fois, dans l’histoire du Levant, de variable d’ajustement régionale à l’usage des Russes comme des Américains… Une telle influence sunnite en Syrie ne gênerait d’ailleurs pas Moscou qui, contrairement à Damas ou Téhéran, ne souhaite pas un contrôle unitaire de l’ensemble de la Syrie. La Russie pourrait se satisfaire d’une solution fédérale avec une Syrie utile alaouite protégeant les intérêts stratégiques russes (base navale de Tartous et aérienne de Hmeimim).
Pour comprendre les raisonnements russe, turc et qatari, il faut s’intéresser aux enjeux gaziers et pétroliers. Non que la Syrie soit un producteur important d’hydrocarbures. Les réserves onshore au Nord et à l’Est du pays n’ont rien d’exceptionnel. Quant aux possibles réserves off-shore, elles se situent au large de Lattaquié, sous contrôle des Alaouites : les sociétés russes placent déjà leurs pions pour les exploiter ultérieurement. L’enjeu est moins dans la production d’hydrocarbures que dans le transport d’hydrocarbures des riches régions du Moyen-Orient (Iran, Qatar, Arabie Saoudite) vers l’Europe. Pour le dire en une phrase, les puissances sunnites, en s’alliant aux Occidentaux, pensaient pouvoir doubler les Russes dans l’approvisionnement en hydrocarbures du Sud de l’Europe avec la Turquie servant de « hub » énergétique à cette opération d’envergure. Une Syrie sous contrôle sunnite aurait facilité un tel projet… et introduit une sévère concurrence pour les Russes sur le marché européen des hydrocarbures. Mais ce rêve sunnite a vécu. Le 9 août dernier, le président turc Recep Erdogan qui, pour asseoir son pouvoir autocratique, a besoin de l’influence russe pour contrebalancer celle des Américains, est lui aussi « allé à Canossa » en rencontrant Poutine à Saint-Pétersbourg (cf. l’excellente analyse de Jean-François Colosimo dans une interview au Figaro). Le lendemain, Vladimir Poutine se rendait à Istanbul et les deux présidents relançaient le projet de gazoduc « Turkish Stream », qui permet aux Russes de passer par la Turquie (et de contourner l’Ukraine !) pour vendre du gaz à l’Europe via le sud du continent. En investissant dans Rosneft et dans Novatek, les Qataris comprennent à leur tour qu’ils ne peuvent avoir sérieusement accès au marché européen sans l’aval de Moscou. Une aubaine financière pour le président russe friand de l’argent qatari pour assainir ses finances publiques et réduire le déficit public du pays (même si la dette publique russe n’atteint que 20% du PIB quand la nôtre frôle les 100%…).
Russie, Iran et Qatar ont 50% du gaz mondial
Je prends la liberté de citer longuement le Général (2S) Jean-Bernard Pinatel qui résume parfaitement, dans Atlantico, la nouvelle donne géostratégique : « Trois pays – la Russie, l’Iran et le Qatar – possèdent 50% des réserves mondiales de gaz naturel. Les trois sont désormais alliés économiquement et stratégiquement, ce qui marque l’échec de la stratégie de l’Union européenne de diversification de ses sources d’approvisionnement de gaz naturel inspirée et voulue par les Etats-Unis et l’Otan. En effet, la Russie est déjà le premier fournisseur de l’Union européenne avec 40% des importations, qui représentent 20% de la consommation totale de gaz de l’Union européenne. Compte tenu de la hausse de la consommation dans l’Union européenne et de l’épuisement du gisement gazier en Mer du Nord, cette dépendance énergétique de l’UE vis-à-vis de la Russie devrait fortement s’accroître dans les prochaines années. La Commission européenne estimait en effet que, d’ici 2040, 70% des besoins énergétiques de l’UE devraient être assurés par les importations, contre 50% aujourd’hui. Cette dépendance était inacceptable pour les stratèges américains pour lesquels la création d’une Eurasie annoncerait la fin de leur suprématie mondiale et l’arrivée d’un troisième grand acteur sur la scène mondiale qui perturberait leur tête-à-tête d’adversaire-partenaire avec la Chine.Pour les stratèges américains et les atlantistes européens, le Qatar, avec 24300 milliards de m3 de réserves prouvées qui lui assurent 154 ans de production au rythme actuel, était la solution. A condition toutefois de construire un gazoduc, car la liquéfaction et le transport en bateau via le détroit d’Ormuz et le canal de Suez rendaient le gaz qatari non concurrentiel avec le gaz russe. Selon des informations du journal libanais Al-Akhbar publiées en 2012, les Qataris avaient établi un plan, approuvé par l’administration Obama et l’UE visant à construire un gazoduc vers l’Europe via la Syrie. Ce gazoduc terrestre aurait traversé l’Arabie Saoudite, puis la Jordanie, en évitant l’Irak pour arriver à Homs en Syrie, d’où il aurait bifurqué dans trois directions : Lattaquié sur la côte syrienne, Tripoli au nord du Liban, et une troisième branche via la Turquie vers l’Europe. Mais Bachar El-Assad refusait d’autoriser ce transit ».
J’avais moi-même publié un article dans la Revue des Affaires sur les enjeux énergétiques de la Guerre de Syrie. Ce que j’entrevoyais commence de se réaliser et nous voyons les prémisses d’une politique énergétique moyen-orientale directement pilotée par Moscou. Alors qu’avant 2011, deux projets de gazoducs entraient en concurrence – un “tracé chiite” permettant d’exporter le gaz iranien via la Syrie et un “gazoduc sunnite” permettant d’exporter le gaz qatari via la Turquie – la Russie a joué un jeu à la fois ferme (via ses Soukhoï…) et souple (en ne fermant pas la voie d’une influence sunnite dans une future Syrie fédérale) de sorte à devenir le pivot central et l’honest broker du Levant pour que le gaz tant iranien que qatari transite vers l’Europe sans déposséder Moscou via le futur gazoduc russo-turc Turkish Stream, la Syrie marquant dans ce périple gazier une étape essentielle.
La Russie, acteur de coordination et de médiation
Quid de la suite ? Tandis que la Guerre de Syrie commence de se stabiliser avec une zone chiite formée par la Syrie utile et une percée vers l’Est à Deir Ezzor, une zone sunnite et une zone kurde servant de levier à l’influence croisée américano-russe, des compromis politiques pourraient être trouvés peu à peu à Astana où les véritables négociations de paix devraient supplanter celles de Genève sur le fond du dossier. Dans le même temps, une coordination des différents acteurs régionaux (Iran, Turquie, Qatar, Arabie Saoudite) se matérialise sous les auspices de la Russie qui négocie parallèlement son action à un niveau supérieur de gouvernance avec les Etats-Unis, eux-mêmes désireux de conserver leur « leadership from behind » – en matière de non-interventionnisme, Trump pourrait paradoxalement agir en continuité avec la politique de B. Obama -, et avec la Chine qui, elle, devrait jouer à l’avenir un rôle essentiel au Moyen-Orient via son projet de « Nouvelle route de la Soie ». Un projet pharaonique qui constitue l’armature de ce que je nommerais le « pivot vers l’Ouest » chinois en miroir du « pivot vers l’Est » américain.
Retrouvez la version initiale de cet article sur le blog de Caroline Galacteros.
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