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La France n’est pas un open space


La France n’est pas un open space
Conférence d'Emmanuel Macron à la New York University, 5 décembre 2016
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Conférence d'Emmanuel Macron à la New York University, 5 décembre 2016

Macron et la culture

Emmanuel Macron veut en finir avec le vieux clivage droite/gauche et rassembler autour de lui les progressistes, à quelque camp qu’ils appartiennent, contre les conservateurs de tous bords. Qu’est-ce que le progrès pour l’homme qu’Alain Minc, Pierre Bergé, Jacques Attali et Xavier Niel voudraient nous voir élire ? C’est multiplier les start-up, ubériser le marché du travail, faciliter les trajets en autocar, développer dans les banlieues le désir d’être milliardaire et autoriser, pour stimuler la consommation, la pose de panneaux publicitaires dans les villes de moins de 10 000 habitants.

Il y a quelques jours à Lyon, ce progressisme s’est enrichi d’une dimension culturelle. Macron a dit ceci : « Et notre culture ne peut plus être une assignation à résidence identitaire : il n’y a pas la culture des uns et la culture des autres. Il n’y aurait pas cette formidable richesse française qui est là, dont on devrait renier une partie. Il n’y a d’ailleurs pas une culture française, il y a une culture en France. Elle est diverse, elle est multiple. Et je ne veux pas sortir du champ de cette culture certains auteurs, musiciens, artistes, sous prétexte qu’ils viennent d’ailleurs. » Les conservateurs défendent la culture française, les progressistes célèbrent la culture en France. Autrement dit, pour ceux qui se retrouvent sous cette bannière, la France n’est plus une histoire, la France n’est plus même un pays, c’est un pur espace. L’espace-France accueille la diversité et sur cette diversité des goûts, des pratiques, des musiques, des origines, nulle antériorité ne saurait prévaloir, nulle hiérarchie n’est en droit de s’exercer. Tout est égal et puisque tout est différent, tout est pareil.

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De « français » à « en France », il y a la distance qui sépare une nation d’une société multiculturelle. Au nom du progrès, Emmanuel Macron nous invite à franchir ce pas. Au lieu de s’inquiéter de la désintégration française qui se produit sous nos yeux, il l’accompagne, il la conceptualise, il en[access capability= »lire_inedits »] recouvre la violence par l’éloge du multiple. Au lieu de proposer la reconstruction de l’école en ruine autour de la transmission d’un grand héritage, il dépouille nos classiques de leur aura et les noie dans la masse. Le divertissement dicte sa loi, l’immigration dicte sa loi, et le progressisme macronien cède en donnant à toutes ces redditions l’apparence de l’abnégation. Comme les auteurs de l’Histoire mondiale de la France, il boute la France hors de France pour ne pas entraver les processus en cours, et comme eux, il s’enchante de son ouverture, de sa bonté, de son hospitalité. Ce sont les lâches qui, autrefois, capitulaient, ce sont maintenant les progressistes et les érudits généreux.

La veille ou l’avant-veille du grand discours d’Emmanuel Macron, la tour Eiffel, qui tend de plus en plus à devenir une vitrine politico-publicitaire, s’est illuminée, et on a vu apparaître en lettres blanches ces mots énigmatiques : « Made for sharing » (« Fait pour être partagé »). Cette « scrapline », comme on dit aujourd’hui, est le slogan de la campagne que mène la Ville de Paris pour l’organisation des jeux Olympiques de 2024. Il vient d’être déposé mais il n’est pas, lui-même, de la première jeunesse. Il a déjà été utilisé en Angleterre par des confiseurs-chocolatiers, et repris aux États-Unis par Burger King pour lancer une pizza géante à découper. Pourquoi un tel choix ? Réponse de la directrice de la marque et du contenu : cette idée de sharing « synthétise l’ADN de notre projet au cœur de la ville-monde qu’est Paris ». Le progressisme atteint ici son apogée. Dans l’espace de la diversité qu’est devenue la France et dans la ville-monde que devient Paris, on ne voit pas pourquoi le français, cette survivance vernaculaire, devrait garder sa prééminence. Il faut une langue globale, et la seule qui puisse prétendre à cette fonction, c’est l’anglais. Je rappelle qu’Emmanuel Macron, invité il y a peu par l’université Humboldt de Berlin, s’est exprimé dans cette langue globale devant son auditoire. Et c’est un Québécois, Mathieu Bock-Côté, qui y a trouvé à redire.

Si rien ne vient déranger les plans de la providence, Emmanuel Macron sera le prochain président de l’espace-France. Et en faisant de la diversité la valeur suprême, il réalisera le prodige d’accélérer à la fois la division et l’uniformisation en cours. Un autre scénario aurait pu avoir lieu avec François Fillon. Mais le Penelopegate risque bien d’être fatal à celui-ci. Il a déjà été condamné par le tribunal médiatique. Et comme il dénonce ce tribunal, la condamnation s’aggrave. On ne critique pas les médias dans nos démocraties. On ne s’indigne pas de voir Le Canard enchaîné feuilletonner ses révélations pour des raisons commerciales. On se réjouit de ne plus être dupe de la vertu de M. Fillon. Ainsi abandonne-t-on la politique pour la morale ou, plus exactement, la morale politique pour les seules exigences de la morale privée. La morale politique, c’est le souci du monde. C’est l’effort pour rendre le monde habitable. L’habitabilité est son grand critère. Et au regard de ce critère, l’opposition des progressistes et des conservateurs n’a aucun sens. Il y a, pour que le monde soit un séjour humain, des progrès qui s’imposent et des choses qu’il faut savoir garder et transmettre. Voilà ce que Macron ignore car ce n’est pas l’habitabilité qu’il vise, c’est la fluidité. Et, ironie suprême, la culture française deviendra le repoussoir de ce programme inquiétant si, François Fillon n’ayant pas été assez vertueux, Marine Le Pen se retrouve seule à la défendre sur la scène politique.

Macron et l’histoire

Le moins qu’on puisse attendre d’un candidat à la magistrature suprême, c’est la cohérence, la responsabilité et le respect dû à la vérité historique. Emmanuel Macron, qui est pourtant un intellectuel, qui a fait partie du comité de rédaction de la revue Esprit, qui a travaillé avec Paul Ricœur, vient de manquer à ces trois exigences. Dans un entretien donné au Point en novembre 2016, il avait évoqué les « effets positifs » de la colonisation. « En Algérie, il y a eu la torture mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes. C’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie. » Un journaliste de la télévision algérienne a demandé des explications à Macron et voici sa réponse : « Je pense qu’il est inadmissible de faire la glorification de la colonisation […] La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes. »

En première page de son édition datée du 17 février, Le Monde écrit que la déclaration d’Emmanuel Macron a suscité de vives critiques « à droite et à l’extrême droite ». Comme s’il fallait, pour s’offusquer des propos du candidat en marche, être un nostalgique de l’Empire français. Comme si la gauche, héritière des luttes anticoloniales, ne devait rien trouver à redire à une approximation aussi monstrueuse. Comme si le combat politique exigeait de sacrifier la nuance et les distinctions élémentaires. Claude Liauzu, historien très engagé à gauche, nous avait pourtant alertés dès 2005 : « De plus en plus nombreux, les spécialistes s’inquiètent de la propension qui gagne le métier à réduire l’histoire à un procès ou en faire un instrument idéologique. Confondre coloniser et exterminer, cela n’ajoute rien à la critique, au contraire. Ce schématisme ne permet guère de progrès scientifiques. » Coloniser, exterminer, c’est le titre d’un ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison paru en 2005. Tandis que les plus vieux lâchement se taisent, les journalistes trentenaires et quarantenaires du Monde et de Libération se conduisent en bons élèves de l’école post-républicaine. Ils sont les purs produits d’un enseignement de l’histoire à la Boucheron et à la Le Cour Grandmaison que nul scrupule, que nulle probité intellectuelle n’arrête quand il s’agit de souligner les failles et les fautes de la France dans son rapport à l’altérité. Cet enseignement n’expose pas la complexité, il fustige le Mal. Macron a le même âge que les journalistes ainsi formés, il a donc tout naturellement suivi cette pente. Et il s’est fait ainsi le complice du régime algérien qui cherche à détourner l’attention de ses turpitudes et de son échec cuisant à assurer à son peuple une vie décente, malgré les rentes pétrolières et la rente gazeuse, par une condamnation de plus en plus obsessionnelle et délirante de la période coloniale. Par la même occasion, Macron a envoyé un message de soutien aux enfants de l’immigration postcoloniale, comme aiment à dire les sociologues, qui regardent la France avec une mentalité de créancier : elle leur doit réparation et ils ne lui doivent rien. Dans son livre effrayant paru aux éditions La Fabrique Les Blancs, les juifs et nous, Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, écrit : « La Shoah ? Le sujet colonial en a connu des dizaines. Des exterminations ? À gogo. » À tous ceux qui pensent comme elle, Emmanuel Macron demande de voter pour lui. Il s’adresse à ces électeurs potentiels et il leur dit que le ressentiment qu’ils éprouvent a sa place dans la diversité française.

Si les journalistes avaient un sens moral aussi développé qu’ils le prétendent, ils jugeraient cette affaire Macron bien plus grave que le Penelopegate. Certes, il n’est pas convenable de garder pour soi et pour les siens son enveloppe parlementaire mais s’affranchir des contraintes de l’objectivité et de la précision historique, aggraver la fracture française en donnant quitus à une francophobie de plus en plus militante et s’aplatir pour finir devant un pouvoir cynique, corrompu et manipulateur, c’est tout de même autre chose. Emmanuel Macron est, comme le dit Marcel Gauchet, « porteur d’une vision économique du monde ». Quand il s’y tient, il laisse échapper l’essentiel. Quand il en sort, il déraille. Et quand il veut se rattraper, il déraille encore. Souhaitant, sans rien renier de ses propos, mettre du baume au cœur des pieds-noirs qu’il a pu blesser, il a dit sur un ton grave : « Je vous ai compris » – soit la formule même que leur avait servie le Général de Gaulle après avoir décidé de faire exactement le contraire de ce qu’ils attendaient de lui. Si j’étais la France, je ne confierais pas mon destin à cet homme-là.[/access]

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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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