Alors qu’Obama cédait le pouvoir à l’improbable Trump, les médias dressaient le bilan économique et social du président sortant. Le point le plus positif, c’était l’accroissement de la richesse par tête : celle-ci est de moitié supérieure à son pic atteint en 2008 avant le séisme financier ! Mais c’est là une énigme. Car les prix immobiliers sont, eux, à peine supérieurs à leur précédent sommet.
Reste le prix des actions cotées en bourse. Le S & P 500 dépasse la cote de 2 200. Elle était à 1 400 à l’été 2008. Or le S & P (équivalent de notre CAC 40) est l’indice le plus représentatif de la bourse américaine. Il regroupe les 500 plus importantes sociétés, autant dire le plus gros de l’économie quand on sait que ces sociétés sont aussi des clientes et des fournisseurs d’autres sociétés. Nous ne devrions pas chercher plus loin la clef de l’énigme.
Mais autant la réponse est formellement juste, autant elle soulève d’autres interrogations. Car l’accroissement de quelque 60 % de la cotation boursière accompagne une hausse de 11,5 % du PIB et une hausse modeste de 4 % de la production par tête tandis que l’évolution des profits déçoit les attentes. De là à voir dans la montée de la bourse un phénomène d’anticipation ou un phénomène d’exubérance irrationnelle, il n’y a qu’un pas. Un pas qu’il ne faut surtout pas franchir. Le gonflement boursier est le résultat d’un dopage mécanique, sous la forme de rachats d’actions – buybacks – décidés par les directions d’entreprises sous la pression quotidienne de leurs grands actionnaires.
Une grande innovation financière
Si nous devions décerner le grand prix de l’innovation financière de ces quarante dernière années, nous aurions l’embarras du choix : la titrisation qui permet aux banquiers-prêteurs de revendre leurs risques douteux sur[access capability= »lire_inedits »] le marché, les CDO qui permettent de mélanger les bons et les mauvais prêts, les CDS qui permettent de s’assurer contre l’insolvabilité des créanciers, le Quantitative Easing qui a permis de retirer des milliers de milliards de dollars, d’euros et de livres sterling, d’emprunts circulant sur le marché du crédit. Mais, en l’an de grâce 2017, ce sont les rachats d’actions qui mériteraient peut-être la palme d’or. On n’en parle pour ainsi dire pas, en dehors des médias économiques spécialisés comme le Financial Times et The Wall Street Journal. Le phénomène, massif dans son ampleur[1. Leur montant total s’est élevé à 1 000 milliards de dollars en 2015, soit près de 5 points du PIB américain et la moitié environ du montant des investissements productifs des entreprises américaines, cotées et non cotées.], est pourtant central dans l’expérience néolibérale.
De quoi s’agit-il ? Les entreprises cotées ont désormais la faculté, dans l’ensemble du monde occidental, d’utiliser leurs profits non pas pour investir ou embaucher mais pour racheter une fraction de leur capital à leurs actionnaires, ce qui fait automatiquement monter les cours. On l’aura compris, ce sont les fonds de placement qui sont essentiellement visés. Donnons deux exemples récents. HP d’abord, le producteur informatique qui a succédé à Hewlett-Packard : HP a annoncé en même temps la suppression de 3 000 postes de travail sur trois ans et un rachat d’actions à hauteur de trois milliards de dollars. Boeing ensuite, qui « dégraisse le mammouth » chaque année qui passe : Boeing va procéder à un rachat d’actions de 14 milliards de dollars, supérieur aux frais de développement du dernier-né de la firme, le 777X[2. Estimés à près de 9 milliards de dollars sur la période 2014-2020. Le Boeing 777X ne coûtera cependant rien à son constructeur, qui a reçu une subvention de 8,7 milliards de dollars de l’État de Washington.].
Dans ces conditions, le fameux théorème de Schmidt[3. Nous parlons de l’ancien chancelier Helmut Schmidt.] – les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain – relève de la galéjade. La vérité de la bourse contemporaine se décline par un nouvel axiome : les profits d’aujourd’hui sont les rachats d’actions d’aujourd’hui et la richesse des actionnaires d’aujourd’hui.
Appauvrissement des entreprises, enrichissement des actionnaires
Aux yeux d’un libéral classique, le rachat des actions s’apparente à une décapitalisation. L’entreprise verse du cash pour sortir des actions du marché boursier. Ces actions sont ensuite inscrites dans un compte spécial de l’entreprise et neutralisées afin d’interdire aux dirigeants d’exercer les droits de vote rattachés aux actions ! Mais le tour de passe-passe, car c’en est un, enrichit les actionnaires. Pour eux, c’est un accroissement du capital comptable inscrit dans leurs bilans. Si Marx revenait parmi nous, il serait désemparé devant un phénomène d’accumulation du capital, qui n’a plus son siège dans la « fabrique »[4. L’analyse marxiste ignore la notion d’entreprise.] mais dans le gousset des actionnaires, et serait forcé de réviser son analyse pour admettre la réalité d’un capital comptable et non plus constitué de biens physiques.
Les « buybacks » doivent être considérés comme la réalité la plus saillante d’une expérience néolibérale menée au nom de la « free enterprise » pour mieux la subordonner aux exigences d’actionnaires irresponsables. Mais ils ont le singulier mérite de camoufler que le ratio chéri de la bourse – le rapport du prix de l’action aux profits de l’entreprise – ne veut plus rien dire !
La chose est des plus simples. Partons du principe que les sociétés cotées ont racheté, au fil des ans, le tiers de leurs actions antérieurement émises – estimation raisonnable en l’absence de statistiques officielles. Le «price earnings ratio » s’en réduit mécaniquement d’un tiers ! Comme ce ratio se situe aujourd’hui à 21 sur le marché new -yorkais, on voit qu’il atteindrait, sans le dopage des rachats, un chiffre égal ou supérieur à 30, synonyme de krach boursier…
La finance, c’est mon ennemie
Interdits par les codes de commerce, les rachats d’actions ont été peu à peu autorisés des deux côtés de l’Atlantique. En France, le feu vert a été donné dans une loi présentée en 1998 par Dominique Strauss-Kahn, ministre de Lionel Jospin qui, reconnaissons-le, ne s’est jamais proclamé l’ennemi de la finance[5. Les sociétés peuvent racheter 10 % de leurs actions dans l’année, puis encore 10 % deux ans plus tard et ainsi de suite.]. Une finance qui n’a pas eu de serviteurs plus zélés, voire plus stylés, que dans les sérails de la gauche.
Dans l’éventail des candidats à la présidence, se trouvera-t-il une personne assez courageuse pour affronter la finance prédatrice autrement qu’en paroles ? Je forme le vœu d’une année 2017 qui déplace enfin les lignes de la politique nationale.[/access]
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