Les critiques retentissantes de Donald Trump à l’égard de l’Union européenne et même de l’OTAN ainsi que son appui au Brexit ont suscité l’indignation et le désarroi de la plupart des responsables politiques ,de l’Europe occidentale, le Premier ministre britannique Theresa May exceptée.
Entre Brexit et hegemon poutinien
Il était pourtant clair, avant même cette déclaration que, du seul fait de l’élection du nouveau président américain et de sa volonté affichée de s’entendre avec Poutine, l’Union européenne se trouvait remise en cause dans son fonctionnement actuel tel qu’il résulte du Traité de Lisbonne de 2009.
Elle se voit désormais confrontée à un double défi :
– Le Royaume-Uni n’est plus en position marginale mais retrouve au contraire son rôle traditionnel de partenaire privilégié des Etats-Unis;
– La Russie de Poutine sera elle aussi, d’une autre manière, réintégrée dans le jeu international, y compris européen, avec le risque que s’établisse un duopole américano-russe sur l’Europe occidentale.
On ajoutera qu’en cas de crise, analogue à la crise grecque, rien n’assure que Washington viendra à la rescousse de Bruxelles pour forcer un accord de dernière minute, comme cela fut le cas en juillet 2015.
Au lieu d’un trou noir, une galaxie
Face à ces données radicalement nouvelles, il est urgent de reconfigurer les institutions européennes pour les adapter à la situation géopolitique qui en résulte. L’Europe doit « ouvrir ses fenêtres » aux partenaires de son environnement proche et sortir d’une opposition frontale entre les « in » et les « out » qui s’avérera très vite suicidaire.
La solution: s’orienter résolument vers un schéma d’Europe à la carte (qui s’applique déjà d’une certaine manière, tous les membres actuels de l’UE n’étant pas dans l’euro). Remplacer des institutions centrales monolithiques qui, à vouloir concentrer toutes les compétences, pourraient vite devenir un « trou noir », par une galaxie d’agences thématiques spécialisées, sur le modèle de l’Agence spatiale européenne ou de l’OCCAR. Les différents sujets d’intérêt européen qui sont aujourd’hui traités à Bruxelles pourraient continuer de l’être, par le même personnel le cas échéant, mais la participation à chacune de ces agences serait « à géométrie variable », certains membres actuels pouvant s’en retirer et certains pays aujourd’hui à l’extérieur, comme désormais le Royaume-Uni, mais aussi la Russie et pourquoi pas la Turquie ou le Maroc, pouvant adhérer à l’agence correspondante ou se joindre à elle pour telle ou telle action. La coopération politique, appuyée sur un secrétariat spécifique, suivrait le même modèle, avec la possibilité d’associer certains pays tiers en fonction de l’ordre du jour.
L’intégration européenne, une impasse
L’autre solution, aujourd’hui envisagée dans les milieux européens, mène à une impasse. Elle consiste à dire : face aux risques de marginalisation, pour continuer à « peser », l’Union européenne telle qu’elle existe doit serrer les rangs, défendre très fort l’acquis, s’intégrer si possible davantage. Concrètement, durcir le Brexit pour punir Londres, maintenir les sanctions envers la Russie (alors même que les Etats-Unis vont les lever bientôt !) , continuer de battre froid Donald Trump au nom des « valeurs ». Qui ne voit que cette voie est une impasse ? Elle conduirait à placer l’Ouest du continent sous un contrôle encore plus étroit de l’Allemagne, dont la chancelière est affaiblie par ses frasques migratoires et mal vue par Trump. Qui imaginerait d’ailleurs que l’Allemagne, bordée par une France nécessairement inféodée et donc sans poids, pourrait résister à Washington, Londres et Moscou coalisés? Comme aux « heures les plus sombres de notre histoire » ! Le plus probable dans un tel schéma est que les Allemands ne seraient plus que la courroie de transmission du nouveau pouvoir international. On aurait là l’aboutissement paradoxal de soixante ans de « construction européenne : les affaires l’Europe décidées entièrement en dehors d’elle.
Une Europe à géométrie variable permettrait au contraire, à la fois d’atténuer la rigueur du Brexit et d’éloigner la Russie de la tentation du duopole en la réintroduisant dans quelque chose comme un nouveau « concert européen », de rompre ainsi le front de la mise en tutelle. Même perspective pour la Turquie aujourd’hui contrainte à s’inféoder à Moscou.
Le génie européen est complexe
Même s’il ne préjuge pas de l’avenir de l’euro avec lequel il n’est pas formellement incompatible, ce schéma obligera les adeptes d’ une intégration sur le modèle monnetiste au sein d’un super-Etat périmant peu à peu les Etats-nations, avec ses frontières, son armée, son drapeau, et pourquoi pas ses timbres, à en faire leur deuil.
Mais qui ne voit que le modèle de l’Europe bloc contredit la complexité qui est au cœur du génie européen ? Comme le dit Jean-Jacques Rosa[1. Jean-Jacques Rosa, L’erreur européenne, Grasset.], il s’oppose aux tendances modernes privilégiant non les constructions monolithiques, mais les organisations plurielles, souples, interconnectées sans hiérarchie stricte. Ajoutons qu’au moment où la Russie est débarrassée du communisme et les Etats-Unis de ce projet mondial qu’était aussi le néo-conservatisme, le monde s’éloigne, pour le plus grand bien de la paix, des modèles idéologiques du XXe siècle auxquels on peut, même de manière atténuée, assimiler le projet européen de l’après-guerre.
La réorganisation des institutions européennes que nous proposons n’est pas une option. Qui peut croire que l’édifice actuel (ou ce qu’il en reste) pourra se maintenir longtemps en excluant frontalement les deux principaux centres financiers de la planète (New York et Londres) et la première puissance énergétique et militaire du continent ?
Si l’Union européenne ne procède pas à une réforme rapide de ses institutions, dont la France pourrait prendre l’initiative, on peut craindre qu’elle ne coure à une cataclysmique dislocation.
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