Rome, dimanche 17 janvier 2016. Sur la place Saint-Pierre, 7 000 migrants arrivés des quatre coins de l’Italie, un foulard jaune autour du cou, se massent pour écouter le pape. Tout sourire, François célèbre la 102e édition de la Journée mondiale du migrant et de l’étranger. Le souverain pontife François s’adresse directement aux réfugiés : « Votre présence sur cette place est signe d’espérance en Dieu. Chacun de vous porte en soi une histoire, une culture, des valeurs précieuses. » Trois mois plus tard, le successeur de saint Pierre exfiltre de Lesbos trois familles syriennes, toutes musulmanes, pour leur offrir l’asile au Vatican.
Un an après la grand-messe des migrants, François suscite une bataille d’essais à l’intérieur de la cathosphère. À ma gauche, les papistes applaudissent Erwan Le Morhedec, avocat et célèbre blogueur catholique officiant sous le pseudonyme de Koz. À ma droite, les gardiens de l’Europe chrétienne (et qui entend le rester) ont adopté comme porte-étendard l’antépathique assumé Laurent Dandrieu, rédacteur en chef à Valeurs actuelles. Les titres de leurs deux pamphlets, sortis concomitamment le 12 janvier, annoncent la couleur de la controverse : Identitaire. Le Mauvais Génie du christianisme (Le Cerf) d’un côté ; Église et Immigration: le grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne (Presses de la Renaissance), de l’autre. En toute logique, le premier reçoit un accueil dithyrambique des journaux chrétiens de gauche pendant que le second se fait encenser par Éric Zemmour, Le Figaro, Valeurs actuelles et l’ensemble de la presse catho tradi. Prise de panique à l’idée d’une razzia frontiste sur les paroisses, la presse chrétienne de gauche multiplie les[access capability= »lire_inedits »] professions de foi antifascistes à base de rituels exorcistes « pour combattre l’extrême droite » et le péril « identitariste » qui guetterait les cathos. Dès le 7 octobre dernier, La Croix a envoyé un argumentaire de 100 pages à ses lecteurs afin de les dissuader de voter FN. Début janvier, La Vie publie les bonnes feuilles du livre d’Erwan Le Morhedec Une attachée de presse qui connaît bien les réseaux catholiques fulmine : « Le livre d’Erwan s’inscrit dans une offensive groupée. Certains cathos veulent disqualifier toute réaction face à l’invasion musulmane ! »
Des tradis postmodernes ?
À trois mois de l’élection présidentielle, la joute Le Morhedec/Dandrieu prend des accents bassement électoralistes. Qui du candidat LR ou FN raflera la mise des millions de marcheurs cathos de la Manif pour tous ? La question est ouverte, alors que 25 % des catholiques ont glissé un bulletin de vote frontiste aux régionales de 2015. Quoique le laïcisme de Marine Le Pen et Florian Philippot ne les enchante guère, ils adhèrent à la ligne alternative de la nièce Marion, seule à même de rivaliser avec le catholique revendiqué François Fillon.
Dans ce contexte piégé, Dandrieu et Le Morhedec ont engagé une querelle passionnante sur la place du chrétien dans la cité, la dialectique entre foi et enracinement, universel et particulier. Petit tour d’horizon de leurs principaux points de discorde.
Il est révélateur que la critique du pape émane de l’aile droite de la cathosphère, traditionnellement acquise à l’ordre. Un éditeur vedette de la place de Paris s’en étrangle : « Comme les schismatiques de Mgr Lefebvre, les extrémistes à la Dandrieu sont des relativistes antipapistes héritiers d’un gallicanisme mal compris. Ils réinventent une identité chrétienne fantasmée qui n’a jamais existé ! » Et mon interlocuteur de citer les rois excommuniés qui ont fait la France ainsi que l’alliance de François Ier avec le Grand Turc. Entendons-nous bien. Le journaliste de Valeurs actuelles ne récuse aucunement « l’enseignement des derniers papes dans son ensemble », tout juste réfute-t-il les prises de positions supposément immigrationnistes des successeurs de Pie XII. Confronté aux crimes des totalitarismes, ce dernier avait théorisé le droit d’émigrer en cas d’extrême nécessité (ce qui lui fut beaucoup reproché…), avant que Jean XXIII, Benoît XVI puis le pape François légitiment la recherche d’une vie meilleure en dehors de sa patrie d’origine. « Il n’y a pas de textes des Pères de l’Église là-dessus, ce qui rend ces errements plus difficiles à contredire », a fortiori lorsque le Vatican muselle toute contestation, indique Laurent Dandrieu. Fils adultérin de Mai 68 et Vatican II, ce dernier s’attache à distinguer les dogmes atemporels de l’Église du positionnement migratoire des derniers papes. Morand disait des jeunes soixante-huitards qu’ils étaient « à la fois des orphelins et des parricides ». Dans cette lignée, Dandrieu reflète l’hybridation conservatrice postmoderne : critique du ralliement de l’Église à la République (1892) et même de Vatican II, Dandrieu s’appuie paradoxalement sur ce dernier concile pour donner de la voix. À la fois réac et postconciliaire, un comble ! « Vatican II a permis une participation accrue des fidèles aux institutions ecclésiales. On leur demande d’être acteurs de la vie religieuse et pastorale. Cela leur donne une plus grande latitude pour critiquer l’autorité », explique l’historienne Marie Pinsard[1. Dernier ouvrage publié : 13. Zineb raconte l’enfer du 13 novembre (coécrit avec Zineb El Rhazoui), éditions Ring, 2016.], également juriste spécialisée en droit canonique. Fût-il un amoureux de l’ordre reprochant à Vatican II d’avoir placé l’homme au centre de l’Église, le conservateur mécontent vit avec son temps, quitte à taxer son détracteur Le Morhedec de « thuriféraire pontifical zélé ».
Laurent Dandrieu : « L’église confond
Le christianisme sans la chrétienté ?
Jugeant l’identité catholique de l’Europe « seconde » par rapport à l’universalité du message évangélique, Erwan Le Morhedec en appelle pour sa part à une Église « démondanisée ». L’avocat du pape s’appuie sur un discours de Benoît XVI déclarant : « L’Église s’ouvre au monde non pour obtenir l’adhésion des hommes à une institution » mais pour délivrer la Bonne Nouvelle. Sa stratégie évangélique a tendance à négliger la dimension communautaire de la vie du chrétien pour ne « plus voir que des adhésions individuelles au Christ, ironise Philippe Mesnard, éditorialiste de l’Action française. Koz refuse de considérer les êtres collectifs. D’ailleurs, qui à droite n’est pas un identitaire catholique aux yeux du Monde ou de La Vie, qui pointent Fillon et Charles Beigbeder ? » Question cruciale : peut-on perpétuer l’œuvre évangélique de l’Église en renonçant à l’identité catholique de l’Europe occidentale qui formait jadis la chrétienté ? Si Le Morhedec y voit l’occasion d’un salvateur retour aux sources, beaucoup s’en inquiètent.
Erwan Le Morhedec, Identitaire – le mauvais… par Librairie-La-Procure
Historiquement, la notion de chrétienté a désigné l’Occident médiéval avant l’émergence du mouvement de la Réforme et la conversion des princes allemands au protestantisme, étant alors attendu que les sujets épousaient la religion du souverain. Expert des relations judéo-chrétiennes, le père Jean-Baptiste Nadler, curé à Tours, me laisse coi : « Je ne connais pas de période de chrétienté apaisée. À l’époque, les persécutions des juifs n’étaient pas très folichonnes… » Depuis, l’union des peuples chrétiens relève du mythe, sinon de l’âge d’or. Les plus papistes des intellectuels catholiques avancent que le rôle du pape consiste à défendre un message d’amour infini par-delà cultures et civilisations incarnées. Faut-il pourtant jeter le bébé avec l’eau bénite et ramener l’Église aux catacombes ? « Même quand elle se “démondanise” pour se régénérer et revenir à son activité missionnaire, l’Église ne fait pas table rase, réplique Marie Pinsard. Car le christianisme apporte une identité, une empreinte, un modèle de civilisation. » Nul besoin de lire la grande Simone Weil pour comprendre la place centrale qu’occupe l’enracinement dans la tradition chrétienne. « Le Christ s’est incarné dans une culture précise. En offrant son sang (le vin de la messe), il offre son âme (dans le judaïsme de son époque, le sang abritait l’âme). C’est un symbole très fort », relève Philippe Mesnard. Le pape l’a-t-il oublié ?
Un tiers mondain, deux tiers-mondiste
Caricaturé en militant sans-frontiériste, François sidère bien des nationalistes catholiques par son relativisme de façade. Après l’assassinat du père Hamel dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray, comparer la « violence catholique » à la « violence islamiste » pour mieux minorer cette dernière ne fut certainement pas du meilleur goût. En vérité, François ne dit probablement pas tout ce qu’il pense de la dernière en date des religions monothéistes révélées. Instruit par la désastreuse expérience du discours de Ratisbonne (2006), dans lequel Benoît XVI avait brillamment déconstruit le credo islamique, mais provoqué la fureur du monde musulman, il veut sans doute éviter de nouveaux pogroms antichrétiens.
En bon Sud-Américain, Bergoglio applique la théologie du peuple, respectueuse de la pluralité des nations et cultures. Ses fréquents appels à l’hospitalité se doublent d’une critique globale du système d’oppression des peuples qui provoque les grandes migrations. Dans l’avion qui le ramenait de Suède en novembre, François a confié aux journalistes présents que si la peur était la pire des conseillères en matière de politique migratoire, la prudence s’avérait de mise. Cela ne suffit pas à convaincre les cathos inquiets de l’islamisation rampante : « Ses rares appels à la prudence sont noyés dans un dégueulis relativiste, tonne Philippe Mesnard ; mais pourquoi les migrants seraient-ils une “richesse culturelle” ? Cent mille clampins qui débarquent de Syrie ou d’Érythrée n’apportent pas leur culture, qu’il y a mille autres moyens de découvrir par ailleurs ! » Les défenseurs de Rome rétorquent que l’hébergement d’une famille de migrants par paroisse, ça n’est pas la mer à boire. Quoique… « La charité ne s’impose pas, surtout pas à des fidèles exaspérés ! » rappelle la jeune journaliste catholique Charlotte d’Ornellas. Dans la doctrine sociale de l’Église, « il y a un ordre de proximité : on aide en priorité son voisin », ajoute-t-elle. En d’autres termes, l’évangélisation des Kevin picards devrait primer l’accueil des frères lointains.
Une minorité opprimée ?
S’il fait (trop) grand cas de quelques groupuscules marginaux pour s’inquiéter d’un improbable entrisme des païens identitaires dans l’Église, Erwan Le Morhedec marque un point dans sa dénonciation du péril victimaire. Quelques lobbyistes mal inspirés ont créé de toutes pièces le pseudo-délit de « christianophobie ». Harceleurs judiciaires hors pair, ces militants antiblasphème attaquent Charlie Hebdo par avocats interposés (ce qui vaut toujours mieux que des kalachnikovs…) pour sa propension à bouffer du curé, se faisant logiquement et systématiquement débouter. Ainsi, une partie des catholiques, jadis âmes de la France, en vient-elle à se poser en minorité opprimée, voire en communauté comme les autres. L’essayiste catholique François Huguenin estime que les chrétiens constituent déjà une communauté dans notre France déchristianisée. « Aux obsèques de Michel Déon, qui rassemblait une assistance pourtant pas toute jeune, j’étais un des rares à chanter ! » raconte-t-il d’un œil rieur.
On ne prétendra pas décider ici, qui, de Dandrieu ou Le Morhedec, habite le mieux sa foi. Mais leurs deux démonstrations butent sur des contradictions. Après s’être alarmé à juste titre du piège d’une communautarisation des cathos, Koz se résigne à leur future mise en minorité démographique et culturelle, pour peu que les chrétiens forment « une communauté ouverte sur la société dans laquelle elle est établie ». De son côté, en séparant radicalement ordre politique et ordre de la charité, Laurent Dandrieu donne involontairement raison à ses adversaires laïcards qui exigent le strict cantonnement de la religion à la sphère privée. Comme les héros des films de Woody Allen à qui il voue un véritable culte, le journaliste donne dans le deux poids deux mesures en fonction de ses positions idéologiques : scindant morale religieuse privée et politique pour justifier des politiques migratoires restrictives ; les réunissant pour refuser le mariage homosexuel et la banalisation de l’avortement.
Mais ne lui jetons pas la pierre. Comme le reconnaît François Huguenin : « Il est très compliqué d’être chrétien. On est écartelé entre la cité de l’homme et la cité de Dieu, et ça fait mal aux adducteurs ! »[/access]
Église et immigration : le grand malaise: Le pape et le suicide de la civilisation européenne
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