« On jurerait que cette raie est heureuse d’être peinte. » C’est le commentaire qu’inspire à l’auteur l’un des premiers tableaux de Jean-Siméon Chardin, âgé de vingt ans et pensionnaire de l’Académie royale de peinture. Les messieurs de l’Académie sont soufflés, troublés par ce génie précoce au style étrange, « ils ne comprennent pas comment il a fait », mais sous ses pinceaux, la réalité prend une forme crue, débarrassée de la pudeur avec laquelle nous l’affrontons à l’oeil nu. Il offre aux admirateurs, de plus en plus nombreux, de ses natures mortes une réalité sanctifiée par l’art avec un grand « A », Chardin passe pour un révolutionnaire. Il fréquente Diderot, se fait lire les travaux des encyclopédistes, sent que la terre s’apprête à trembler sous les pieds du royaume de France. Nous sommes dans la seconde moitié des années 1700 et dans les tableaux de Chardin, « la viande impose sa géométrie. » Il peint des pièces de boucherie, des gibiers, des fruits, il maîtrise le désordre et le déséquilibre à la perfection, puis jette son dévolu sur les figures humaines. C’est la période bénie de la vie de Chardin. Il épouse son premier amour, rencontrée à l’âge de quatorze ans, qui lui donne deux enfants. Des ouvriers, des servantes, puis sa femme et son jeune garçon servent de modèles au « Château de cartes », à la « Fille de cuisine » ou aux « Bulles de savon ».
Et le réel finit par lui rendre ces coups
Chardin parvient vite au sommet de son art, il sait « regarder le monde avec patience et intensité », considérer la réalité brute, sans filtre divin ni dévot, dans une sorte de paganisme peu conscient de lui-même. Il aime se cogner au réel. Et le réel finit par lui rendre ces coups. En l’espace de deux années meurent Marguerite, son épouse à la santé fragile, et leur petite fille. Chardin demeurera toute sa vie à demi brouillé avec son fils ainé, mort par noyade volontaire dans un canal de Venise. Quel contraste forment la physionomie du peintre, colosse empâté aux yeux brulés par les huiles, vernis et pigments qu’il mélange, et son caractère délicat, précieux, son amour des beaux objets, du tabac et des intellectuels des Lumières. On l’aperçoit se promenant dans les galeries du Louvre, la collection qu’alimente le roi Louis XV et où figurent quelques unes de ses natures mortes. On le voit aussi penché à la fenêtre de son atelier, rue Princesse. Il se courbe sur sa toile, avance par sauts de deux ou trois millimètres, plongé dans une concentration hermétique.
Chaque petit chapitre est un tableau reconstitué, les touches de couleur remplacées par des mots et des phrases. Écrire sur la peinture est un pari risqué : si l’image et le texte se complètent, il est rare que ceux-ci soient interchangeables. Nous quittons le musée imaginaire de Marc Pautrel avec le regret d’y avoir si peu rencontré le peintre. Beaucoup d’évocations tournent à l’extrapolation : un audio-guide un peu trop lyrique mène la visite. Quant à « Saint » Jean-Siméon Chardin, s’il avait réellement aspiré à rendre immortel le plus petit sujet de ses toiles, son souhait est exaucé.
Marc Pautrel, La sainte réalité, Vie de Jean-Siméon Chardin – Gallimard/L’Infini – 159 pages.
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