Un des traits qui distinguent assez fâcheusement la culture politique française de celle des autres grandes démocraties contemporaines est l’incapacité de la droite et de la gauche à comprendre à la fois la cohérence, la continuité et la diversité des courants politiques qui traversent la modernité depuis la Révolution française. Dans la tradition anglaise et américaine, l’idée commune est que la vie politique et intellectuelle s’organise assez naturellement dans une tripartition entre libéralisme, conservatisme et socialisme, dans laquelle le « libéralisme » est en quelque sorte le centre de gravité de la politique moderne tout en étant néanmoins incapable de « saturer » l’ordre social, ce qui explique la rémanence de critiques de l’ordre libéral, qui peuvent être « conservatrices » ou au contraire « socialistes ».
Dans cette vision, la droite et la gauche se divisent sur la portée qu’il faut donner aux principes libéraux (les droits de l’individu, la séparation des pouvoirs, l’autonomie du marché) que la gauche infléchit dans un sens égalitaire et protecteur, alors que la « droite » cherche à les intégrer dans un ordre social dans lequel l’innovation est compatible avec une certaine continuité culturelle et politique : la droite est conservatrice mais elle respecte les institutions libérales, la gauche est libérale, mais elle reprend certaines revendications socialistes pour tenir les promesses indéfinies de la démocratie. En France, une partie importante de la gauche, même modérée, passe son temps à nier qu’elle puisse[access capability= »lire_inedits »] avoir quoi que ce soit à voir avec le « libéralisme », quand la droite croit habile de dénoncer le « conservatisme » des syndicats ou des gouvernements socialistes.
Les conservateurs sont, comme les libéraux, soucieux de limiter le pouvoir, mais ils sont favorables à l’autorité qui repose sur la confiance et qui réduit le poids de la contrainte.
On doit donc se réjouir que, après les louables efforts de quelques penseurs de gauche pour faire connaître la pensée libérale, de bons auteurs « de droite » s’efforcent de faire connaître au public français la riche tradition de la pensée conservatrice[1. Voir aussi Laetitia Strauch-Bonart, Vous avez dit conservateur ?, éditions du Cerf, 2016.]. De ce point de vue, l’ouvrage de Jean-Philippe Vincent est précieux, car il est fondé sur une connaissance intime de classiques du « conservatisme », dont il montre bien les différences avec certains courants « réactionnaires » qui, en France, parasitent souvent la réflexion d’autres auteurs conservateurs[2. Voir par exemple le petit livre par ailleurs intéressant de Philippe Bénéton, Le Conservatisme, Puf, collection « Que-sais-je ? », 1988.]. Il se présente comme une « histoire intellectuelle », mais il est en fait plutôt centré sur la restitution du « style » et surtout de la « dogmatique » du conservatisme, dont les prémisses se trouveraient dans la République romaine (ou plutôt dans la version passablement idéalisée qu’en donnait Cicéron) et dans l’orthodoxie chrétienne (et singulièrement catholique), pour montrer que le « vrai » conservatisme est en quelque sorte sinon l’âme, du moins le « supplément d’âme », du libéralisme (p. 244).
Jean-Philippe Vincent présente les thèses fondamentales du conservatisme en s’appuyant sur l’ouvrage classique de Robert Nisbet, Conservatism. Les conservateurs sont, comme les libéraux, soucieux de limiter le pouvoir, mais ils sont favorables à l’autorité qui repose sur la confiance et qui réduit le poids de la contrainte. Ils sont attachés à la liberté, qu’ils pensent à partir des institutions plutôt que des droits individuels, mais ils se méfient de l‘égalité. Ils cherchent le « bien commun », qui est plus que l’intérêt général. Ils privilégient la tradition et l’expérience historique sans verser dans l’idolâtrie du « sens de l’Histoire ». Ils reconnaissent comme Burke les vertus paradoxales des « préjugés » contre la raison « abstraite ». Sans être nécessairement dévots, ils sont sensibles au sérieux moral que donne la religion (ou du moins certaines religions, comme le catholicisme et le judaïsme). Ils sont enfin, avec quelques nuances, attachés au droit de propriété et à la liberté du marché, sans exclure des correctifs mineurs pour satisfaire certaines préoccupations « sociales ».
La permanence de cette « dogmatique » est illustrée par l’exemple de quelques grands auteurs conservateurs, de Michael Oakeshott à Bertrand de Jouvenel, dont la pensée est présentée d’une manière très claire qui permet de bien saisir la diversité de la pensée conservatrice : la philosophie « communautarienne » d’Alasdair MacIntyre, qui privilégie les petites communautés intellectuelles et/ou religieuses, n’est pas celle de l’« ordo-libéralisme » allemand, qui veut combiner le bien commun avec l’ordre de marché, et la vision antipacifiste de Julien Freund joue sur d’autres ressorts que la philosophie de l’autorité de Bertrand de Jouvenel. Le lecteur libéral sera sensible à l’analyse des « hérésies » du conservatisme (de la « révolution conservatrice » allemande aux «néoconservateurs américains » en passant par le prétendu « conservatisme islamique »), mais il regrettera une insistance sans doute excessive sur la dimension religieuse du conservatisme, qui conduit à sous-estimer l’importance d’auteurs radicalement « a-chrétiens » comme Hume, Schumpeter ou Pareto, qui ont développé des points essentiels de la philosophie conservatrice.
Le livre de Jean-Philippe Vincent peut contribuer à éclairer le public français, mais il ne suffira sans doute pas à surmonter la malédiction qui pèse sur le conservatisme en France. Celle-ci vient de ce que, comme l’avaient bien vu tous les grands libéraux français, de Constant à Tocqueville en passant par Rémusat, il est impossible en France de fonder la liberté sans accepter une partie de l’héritage de la grande Révolution : le libéralisme ne peut pas être conservateur au sens de Burke parce que la contre-révolution est antilibérale et donc plus réactionnaire que conservatrice. Cette difficulté a pris une tournure tragique au début du XXe siècle avec le conflit du monde catholique, et surtout avec la captation de la sensibilité conservatrice par Maurras et l’Action française. Il y a eu par la suite de vrais hommes politiques conservateurs en France, gaullistes ou démocrates-chrétiens, mais cela ne suffit sans doute pas à créer une tradition.[/access]
Qu'est-ce que le conservatisme ?: Histoire intellectuelle d'une idée politique
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