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Tu seras un homo numericus, mon fils


Tu seras un homo numericus, mon fils
Une élève d'une école élémentaire d'Angers apprend à se servir d'une tablette numérique, juin 2011. SIPA. 00641827_000014
Une élève d'une école élémentaire d'Angers apprend à se servir d'une tablette numérique, juin 2011. SIPA. 00641827_000014

Mettre en garde contre l’extension du numérique, souhaitée par de nombreux candidats à la présidence de la République fait vieux jeu, paraît-il. Il se pourrait même qu’on m’accuse d’un passéisme sans remède, me dit un ami philosophe, bien que l’impératif de conserver ce qui doit l’être soit de mieux en mieux compris. Il ne s’agit pas, bien entendu, de rejeter sans nuance Internet, outil de communication et de recherche très utile. Mais bien, je me répète, de conserver ce qui doit l’être, c’est-à-dire la parole et le langage, essentiels au maintien du lien social en général, et à la relation des personnes avec l’administration et les différents services, en particulier. Et de ce point de vue, on peut déjà s’inquiéter que l’enseignement précoce du numérique à l’école en vienne — au prétexte d’une modernisation des accès culturels — à préformer les enfants à une extrême dépendance à ce tout numérique administratif, excluant la possibilité du dialogue pour faire valoir leurs droits d’adulte. Un « nivellement par le bas » pas si égalitaire que le prétendent ses laudateurs

Du numérique à tout-va aux démons du « populisme »

Point de salut sans le numérique ! Qui dit mieux ? Le haut-débit dans toute chaumière ! Que chaque gentil hobbit possède son smartphone avec lequel il payera tout et le reste, impôts, taxes et contributions obligatoires diverses. Tout contribuable errant sur impots.gouv en sait déjà quelque chose. Internet incontournable: quelle angoisse pour ceux et celles, fort nombreux, qui n’en possèdent ni la maîtrise ni l’instrument !

Dans le meilleur des mondes ainsi annoncé – qui anticipe celui de l’homme enfin libéré du travail -, il sera devenu impossible de demander quoi que ce soit à qui que ce soit : la machine, et seulement elle, aura réponse à vos questions. Tapez sur la touche 1, elle vous renverra à la 2 avant que la 3 ne vous réponde d’une voix plate que vous n’avez pas entré le bon identifiant, que votre mot de passe n’est pas reconnu.

Depuis que Georges Marchais s’est fait piéger sur le prix de son costume, la classe politique n’a fait que confirmer sa souveraine ignorance des petites choses de la vie. Le numérique, tant vanté pour le bien du peuple, n’est pas loin de la mythique brioche, attribuée à Marie-Antoinette, pour remplacer le pain qui manquait à ceux qui allaient lui couper la tête. Du numérique à tout-va aux démons du « populisme », il n’y a qu’un pas : celui du silence des laissés-pour-compte de ce qui est présenté comme un progrès.

Lacan disait…

La réalité quotidienne n’a pourtant rien à voir avec l’instantanéité virtuelle de la communication et l’abandon de ce qui faisait sa consistance, pour ne pas dire son humanité. La pulsion tourne autour de son objet disait Lacan. Encore faut-il que cet objet ait quelque stabilité. La virtualité du fantasme prenant la place de l’objet et de sa résistance ouvre la voie au processus psychotique.

L’extension du numérique, comme pis aller économique de la raréfaction volontaire du personnel, donne déjà l’avant-goût d’une désertification coûteuse dont on aurait tort de sous-estimer la valeur de symptôme. Qui de nos experts et dirigeants se soucie des bureaux de poste, « modernisés » à grand frais, où les guichets fermés sont remplacés par des services commerciaux et des machines en tout genre et où le rare personnel se retrouve très vite débordé. C’est déjà le cas à Paris et pire encore en province, où les heures d’ouverture de ces bureaux – lorsqu’ils existent encore – se font chaque jour de plus en plus rares.

« Rien n’est vrai, tout est permis »

Et qui se soucie des urgences hospitalières, où le patient espère plus d’une demi-journée qu’on se préoccupe enfin de lui autant qu’on le fait des statistiques. Mais pour patienter, prenons le train: dans les TGV en panne, le temps suspend souvent son vol. Et dans les petites gares de province[1. Celle de Briare (Loiret), au célèbre Pont Canal, par exemple] c’est un simple signal lumineux qui vous prévient de l’arrivée d’un TER. Il déboule à cent cinquante à l’heure. Tant pis pour nous les « malvoyants », les enfants, les distraits ! Dès l’après-midi, les guichets sont fermés: point de chef de gare, la municipalité a dû engager de jeunes supplétifs pour assurer un minimum de sécurité à la place de la SNCF.

Mais c’est vrai, ne nous alarmons pas pour si peu. La généralisation du numérique aura bientôt raison de tous ces petits manquements. Grâce aux smartphones — dont les nouveaux modèles importés, toujours plus onéreux, s’imposent pluriannuellement­— vous pourrez bientôt tout faire. Oui absolument tout : soins, services postaux, voyages, amours, mort virtuels. Bienvenue dans le Pire des  Mondes. Mais mon fils, de quoi te plains-tu ? Tu numériseras ton prochain comme toi-même !

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Marc Nacht est psychanalyste et écrivain

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