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Non-dits dans le métro


Non-dits dans le métro
Le métro parisien. SIPA. 00508550_000015
Le métro parisien. SIPA. 00508550_000015

Rayane[1. À la demande des agents de la Ratp à qui il est demandé de ne pas répondre aux journalistes, les prénoms ont été systématiquement modifiés.] veut que notre entretien se déroule à son domicile, en proche banlieue – un joli quatre-pièces dont il est l’heureux propriétaire. « Je ne pourrais plus m’acheter cela, vu les prix actuels… Mais me voilà demi-millionnaire », plaisante-t-il. « Avant de critiquer la RATP je voulais que tu voies ça. Parce que ça, je le dois à la Régie. À 25 ans, j’ai pu emprunter à taux très bas. » D’emblée, le courant passe entre nous. J’apprécie ce ton exempt de tout misérabilisme. Et nous sommes bien d’accord : on ne fera pas le procès de la RATP. Mais ça n’empêche pas d’essayer de comprendre.

« Oui, oui, on m’a dit : tu vas me parler de Samy Amimour. » Quoi ? Qui a dit ça ? Je n’ai encore jamais prononcé le nom de cet ancien chauffeur de bus devenu l’un des terroristes du Bataclan. Il est dans toutes les têtes, symbole de l’échec de la politique de recrutement dans les quartiers. Amimour pourtant ne m’intéresse pas. « S’il avait été employé dans une poissonnerie, on n’accuserait pas Auguste Pêchard d’avoir joué avec le feu. » Rayane rigole, se détend, m’invite à m’asseoir sur le canapé où il prend également place, le bras gauche sur le dossier, la main droite sur son genou. Assis sur le rebord, les jambes serrées avec dessus mon calepin, je peux commencer.

Il y a quelques années, un petit groupe de femmes ose évoquer devant une caméra le machisme grandissant à la RATP, notamment celui des islamistes qui ont progressivement investi certains dépôts de bus. Parmi ces femmes, il y a Ghislaine Dumesnil, qui écrira plus tard Mahomet au volant, la charia au tournant.[2. Paru aux éditions Riposte laïque.] Mais j’évite pour l’instant de prononcer le nom de cette dernière. Je me concentre sur une partie de son témoignage qui m’intéresse particulièrement. La vidéo des femmes a provoqué un tollé à la RATP. Pas parmi les islamistes. Ce sont les autres qui ont surréagi : les musulmans modérés ou non pratiquants, appuyés par la direction, les syndicats et le gros des collègues des chauffeurs mis en cause. Je veux comprendre cette solidarité-là, qui s’est exprimée avec une violence particulière. Comment une politique active d’intégration non seulement n’éteint pas la virulence antiraciste (elle n’est jamais « derrière nous ») mais fait flamber le réflexe communautaire, jusqu’à anesthésier le bon sens, et cela dans l’indifférence générale ? Et comment, côté encadrement, au nom des potes, des gens, a priori de gauche, en viennent de facto à cautionner le sexisme, l’homophobie, le racisme et l’antisémitisme des barbus ?

Les agents doivent ressembler à leurs clients

« Tu l’as dit toi-même : ils cherchent à ne pas être cela. » Rayane ne prononce pas le mot, mais cela porte un nom : le retour du refoulé. « Tu ne vas quand même pas me dire que ce sont des racistes qui vous ont embauchés ! »

« Je n’irai pas jusque-là. Mais il ne faut pas nous prendre pour des idiots non plus. J’étais jeune, je cherchais du boulot. J’avais passé des entretiens à droite, à gauche. J’ai bien senti qu’avec mes cheveux frisés, mon nom, mon adresse à ne pas laisser sa voiture dehors, je bénéficiais d’un préjugé favorable chez les uns, défavorable chez les autres. À la RATP, c’était clair : j’avais la tête de l’emploi. La tête, pas le CV. »

La RATP a longtemps été une entreprise de transports publics, c’est-à-dire un royaume d’ingénieurs apportant des solutions techniques à des problèmes concrets. Début 1989, la nomination à sa tête de Christian Blanc, l’une des figures de la deuxième gauche, rompt avec cette tradition. L’entreprise devient un champ d’expérimentation sociale et son corollaire : une machine à communiquer des valeurs. Mais c’est avec la présidence de Jean-Paul Bailly, nommé cinq ans plus tard, que l’ouverture aux jeunes des cités s’impose comme le mantra de la RATP. Les agents doivent ressembler à leurs clients. Cette formule choc justifiera tous les pactes de la diversité possibles.[access capability= »lire_inedits »]

Pour Rayane, le résultat est un désastre : « Il y a eu pas mal de casse. Beaucoup n’avaient pas le profil “Service public” et ne sont pas restés. Il ne suffit pas de mettre un uniforme sur le dos d’une racaille pour en faire un agent. Mais même parmi ceux qui sont restés, cela n’a pas été sans peine. Les gens de la direction ne connaissaient rien de nous. Ils s’en prenaient aux Jérôme, mais ils en étaient aussi. » Je note consciencieusement la formule, sans la relever. « Notre génération, poursuit Rayane, n’avait pas le mode d’emploi de la société française. Pour nous, réussir sa vie, c’était ressembler à Tapie ou Zidane. Pas gagner 2 000 balles en bossant en horaires décalés. On ne profitait pas des avantages de la fonction – les activités culturelles ou sportives du comité d’entreprise, par exemple. Si l’intégration c’était ça, alors on rêverait d’autre chose. Moi-même, j’ai eu du mal, j’ai fait un genre de dépression – mais dans un sens, ça m’a sauvé car j’ai dû voir un psy. Dans le fond, on gardait une part d’hostilité, de méfiance envers notre entourage professionnel. »

Du « saucisson-pinard » au « respect des différences »

Ce mal-être et ce mépris de certains agents envers leurs collègues « gaulois », on m’en avait parlé. La réciproque est-elle vraie ? « On n’a pas été mal accueillis, surtout au début, répond Rayane. Avoir un collègue musulman, maintenant c’est banal, mais à l’époque c’était cool. Ça drague aussi beaucoup à la RATP… Inutile de te faire un dessin. Dans l’ensemble, sur ce sujet, les agents partageaient les valeurs de la direction. Ils étaient fiers que la RATP montre l’exemple de l’intégration. Ils se racontaient la même histoire. C’était juste parfois un peu too much. Les gens qui en font trop, ça cache quelque chose. Les syndicats, notamment. Ces gars se feraient pendre plutôt que de l’avouer mais notre arrivée les inquiétait. »

Les syndicats ? Cela fait tilt dans mon esprit et je repense aux Jérôme. Ce qui me ramène au témoignage d’agents qui ont refusé d’évoquer devant moi la question de la diversité, mais ne ménageaient pas leurs sarcasmes sur la politique d’amélioration de la productivité imposée par la direction. Une évidence m’apparaît brusquement : le tournant antiraciste de la RATP, son obsession d’un recrutement diversifié suit d’à peine quelques mois les grandes grèves de décembre 1995. L’idée qu’il serait impossible de réformer le service public est née à cette époque, quand les syndicats ont fait plier direction et gouvernement. Droite et gauche modérées étaient tombées sur un os, le corps compact des agents du service public. Les pactes de la diversité ont été engagés après. Une succession d’événements n’implique pas de causalité. Mais le fait est là.

« Je ne sais pas si on peut faire le lien. Mais c’est certain qu’on pénétrait en intrus dans un bastion ouvrier. En gros, avant notre recrutement on était machinistes CGT de père en fils. Jeunes des cités, plus habitués à glander qu’à se mobiliser, nous n’avions pas beaucoup de culture politique ni civique. C’est même ça que la société nous reprochait. Pour la direction de la RATP, dans le fond, ça jouait en notre faveur. On serait reconnaissants et souples. » Longtemps, le caractère endogène du recrutement de la RATP a, en effet, favorisé les syndicats. La diversité a changé la donne. Comment ont réagi les syndicats ? « On a été accueillis à bras ouverts, mais pas sans arrière-pensées. Dans ce registre, la CGT a été la championne. C’était marrant, parce qu’on sentait bien qu’ils étaient plus “saucisson-pinard” que “respect des différences”. Mais voilà, ils jouaient le jeu. Je pense aussi qu’ils avaient en héritage une culture pro-algérienne qui datait de la guerre d’Algérie et qui facilitait la jonction entre les militants d’hier et nous, leurs futures recrues. » Quand j’aborde la question de l’antisionisme, mon interlocuteur s’inquiète, avant de préciser : « On ne parle pas de Gaza tout le temps, mais oui, ça peut jouer aussi. Une même vision du monde. »

Un ange passe. Je songe à prendre congé. J’ai quelques pièces complémentaires, mais je n’ai pas encore réuni le puzzle. Je ne parviens toujours pas à répondre à ma question : pourquoi, à la RATP, les musulmans modérés ou non pratiquants font-ils bloc avec les salafistes lorsqu’on met ces derniers en cause ?

« Dire que la diversité des agents diminue la violence, c’est de la foutaise pure et simple. »

Claude, fraîchement retraité, m’accueille avec son épouse dans son pavillon du grand ouest parisien. Il a aussi vu arriver les jeunes issus de la diversité. « Pas tous nuls, loin de là, et souvent pleins de bonne volonté, mais ils n’avaient pas la culture de la maison, c’est clair. » Claude m’explique en d’autres termes que ceux de Rayane le choix stratégique du recrutement de ces jeunes. « À partir des années 1980, la situation sur le réseau se tend. Les incivilités, les agressions se multiplient, la fraude prend des proportions jamais constatées. Deux idées font leur chemin. La première est que la société se métissant, la RATP est devenue une entreprise de petits blancs, cible facile d’une jeunesse immigrée en révolte contre la société d’accueil. La seconde est qu’il suffirait de changer l’origine des agents pour que ce processus soit enrayé. » En gros, la RATP va procéder au grand remplacement pour avoir la paix. Sauf que ça ne marche pas ! La preuve : « Le 27 mars 2007, à la suite d’un contrôle des billets banal sur un jeune homme d’origine étrangère, une gigantesque émeute se produit dans la halle inférieure de la gare du Nord. Or deux des contrôleurs étaient d’origine maghrébine… Leur présence n’a absolument rien modifié. Dire que la diversité des agents diminue la violence, c’est de la foutaise pure et simple. »

Je suis passé à Ghislaine Dumesnil et à sa dénonciation des salafistes, quand Patricia, l’épouse de Claude, se joint à nous : « Je ne dis pas que cette femme a tout inventé, loin de là, mais elle a exagéré. Elle a noirci le tableau. Les gens se sont sentis agressés. » J’argumente : dans une entreprise exemplaire sur le plan de la diversité, on aurait pu s’attendre à ce que l’unanimisme antiraciste cède le pas à une réflexion apaisée. Après tout, les questions que pose Ghislaine Dumesnil sur le sexisme des salafistes – pour ne retenir que ce sujet – sont sensées. « Le problème, c’est cette rancœur de petit blanc dépossédé. Nous-mêmes, nous ne pouvons pas faire recruter mon fils à la RATP. Il ne coche pas les cases de la nouvelle politique. Les musulmans le sentent. » Je demande : ils sentent quoi ? Qu’ils ont piqué la place des autres ? « Non, mais pour les blancs, c’est un peu ça et les autres le savent. »

Deuxième rendez-vous avec Rayane. D’emblée, je lui demande s’il se sent un intrus à la RATP. « Un intrus, non. J’ai plus de quinze ans de service derrière moi. En plus, dans le métro, ce n’est pas comme pour les bus. La “diversité” est réelle. En revanche, il y a des secteurs où les musulmans sont largement majoritaires. On n’est pas complètement idiots. On sent bien que trop, c’est trop. Qu’à un moment donné, après une provocation islamiste, ça va réagir. On a peur. Moi, après les attentats et la vague bleu marine de 2015, je ne dormais plus. La différence entre toi et moi, elle est là. Toi, les attentats t’indignent. Moi, c’est la réaction qu’ils peuvent provoquer qui me panique. Ça ne veut pas dire que j’approuve les attentats ou le salafisme. »

Rayane respire bruyamment, s’excuse de hausser le ton, m’assure qu’il ne veut pas se fâcher et reprend : « Depuis la dernière fois, j’ai lu ce que tu écris sur le “pas d’amalgame”. Je sais que ça t’énerve, que ça te blesse. Je comprends, je respecte. Moi au contraire, je me suis raccroché au politiquement correct. Parce que j’ai peur, pour moi, pour mes enfants. On est assis sur un baril de poudre, je n’ai pas envie qu’on joue avec les allumettes. Voilà pourquoi on réduit au silence une Ghislaine Dumesnil, même si, au fond, on sait bien qu’elle a un peu raison. Je sais, c’est con, mais la vérité, elle est là. » N’est-ce pas, au contraire, en taisant les problèmes qu’on les aggrave ? « Peut-être qu’il faut sortir de nos vieux réflexes », concède Rayane, à demi convaincu.

Pris en otage entre la rancœur tacite d’une société qui, par générosité ou arrière-pensées, leur a fait de la place et la provocation de l’islam radical, les musulmans de la RATP préféreraient donc couvrir les islamistes plutôt qu’empoigner le drapeau de la laïcité – moins par complicité atavique que par peur du débat public. Titulaires, agents de la fonction publique, souvent propriétaires de leur logement, objectivement intégrés et même plutôt aisés, ils se sentent pourtant toujours en sursis. S’il est facile de constater les ravages de ces réflexes, il l’est moins de juger la légitimité ou la complaisance de ce sentiment quand, enfin, il s’exprime. Et le soupçon de discrimination positive dont les musulmans de la Régie auraient bénéficié, au détriment des historiques, ajoute à cette fragilité. « C’est une suite de non-dits, reprend Rayane. Nos parents ne nous ont jamais dit pourquoi on était ici. Ils n’ont jamais dit qu’au bled, ils crevaient la dalle. La RATP ne nous a jamais vraiment dit pourquoi elle nous embauchait. Les blancs n’ont jamais dit qu’on prenait la place de leurs enfants ou qu’on risquait, au regard des luttes syndicales, d’être des jaunes. Et maintenant nous n’osons pas dire que ce pays est le nôtre. On devrait. Le travail le prouve, quand même. » Une larme scintille au coin de l’œil de Rayane, communicative. Nous décidons de boire un verre. Ensemble. Comme on dit à la RATP.[/access]



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