Morne plaine au cinéma. Les stars ont pris la tangente. Un seul fait de la résistance. Le plus grand matador du box-office, Monsieur Belmondo en personne, « el unico », comme il se présentait dans Un singe en hiver en 1962, face à un Jean Gabin enivré par les vapeurs d’Extrême-Orient. Il suffit d’épeler son nom, d’apercevoir son blouson en cuir, son flingue de compétition, son cigare, son nez cassé, son yorkshire dans les loges de Roland-Garros, de l’imaginer pendu à un hélicoptère au-dessus de Venise, toréant sur une départementale de Normandie, chevauchant une rame de métro au pont Bir-Hakeim, remontant les Champs-Élysées avec Jean Seberg ou chahutant avec ses copains du Conservatoire, pour qu’un sourire illumine notre visage et que l’espoir renaisse enfin.
Ce grand frère de 83 ans abolit le temps. Il redonne à la France de 2017 l’insouciance de ses Trente Glorieuses. Il ravive le souvenir des réalisateurs disparus (Melville, Chabrol, Truffaut, Verneuil, Lautner, Sautet, Becker, De Sica), des écrivains oubliés (Félicien Marceau, Antoine Blondin, Béatrix Beck) et des actrices indomptables (Ursula Andress, Laura Antonelli). Pour la première fois, l’acteur égrène ses souvenirs à la première personne dans Mille vies valent mieux qu’une aux éditions Fayard, avec la collaboration de son fils Paul et de Sophie Blandinières.
Ne vous attendez pas à des révélations fracassantes, ce n’est pas le genre de la maison. Car Belmondo, toujours démonstratif à l’écran, jamais avare d’une cascade, demeure pudique sur sa vie privée. Il ne renie pas ses origines bourgeoises, il ne s’invente pas une extraction miséreuse pour charmer la presse bien-pensante comme tant d’autres usurpateurs. Sa carrière offre de meilleurs repères chronologiques que les successifs gouvernements de la Ve République. C’est un condensé de notre histoire récente, des combats dans les Aurès aux marches du Palais des festivals. Sur 300 pages, l’acteur déroule à vive allure ses débuts, ses ratés, ses succès, ses goûts notamment pour Céline et le personnage de Bardamu, avec cette joie communicative qui lui est propre. Son drame personnel, la perte de sa fille, il l’évoque à sa manière, élégante et digne. Notre compagnon du dimanche soir livre ici une échappée buissonnière,[access capability= »lire_inedits »] sans jamais tomber dans le pathos et sans oublier les monstres sacrés (Michel Simon, Jules Berry, Louis Jouvet, Arletty, Gabin, Ventura, Charles Dullin ou l’insaisissable Pierre Brasseur).
Denfert-Rochereau, centre du (bel) monde
Tout commence dans le XIVe arrondissement, un turbulent garçon déploie une énergie épuisante dans l’appartement familial. Il court, il bondit, il dévale, il exulte, comme plus tard il cavalera dans L’Homme de Rio, sous l’œil amusé de Philippe de Broca. Ses parents observent ce tourbillon de la vie, avec étonnement et affection. Sur les bancs de la très sélecte École alsacienne, le petit Belmondo enrage. L’autoritarisme obtus de certains professeurs le désarçonne. L’École, l’Armée, les Institutions en général, ne comprendront jamais cet être fulgurant. Dans l’atelier de son père, il exerce son œil d’esthète en épiant les modèles qui viennent poser en tenue d’Ève. Les leçons l’ennuient profondément. Le soir, il revit en lisant Les Trois Mousquetaires : « Tout, dans ce roman de cape et d’épée m’enchante », avoue-t-il. L’imaginaire sera sa seconde patrie. Le théâtre, son terrain d’expression favori. « Quand la réalité est déplaisante, la fiction demeure un recours idéal », pourrait résumer l’esprit de ses mémoires.
Au Conservatoire, son jeu virevoltant, son physique cabossé, son naturel fougueux ont heurté bien des académismes. Durant cette formation pavée de mauvaises intentions, Belmondo s’est trouvé une bande d’inséparables copains (Guy Bedos, Michel Beaune, Jean-Pierre Marielle, Claude Rich, Jean Rochefort, Pierre Vernier, Bruno Cremer, Françoise Fabian). On sent Belmondo nostalgique du Saint-Germain-des-Prés de cette fin des années 1950, propice aux canulars et aux rigolades. Une atmosphère de liberté planait sur Paris. Les figures de Mario David et de Charles Gérard, bambochards émérites, viennent égayer la description de ces folles nuits. La rive gauche n’était pas encore au programme des tour-opérateurs et des fripiers de luxe.
Et Godard créa le mythe
Il suffit qu’un Suisse binoclard aussi révolutionnaire qu’incompris lui donne son premier rôle dans À bout de souffle pour que la nouvelle vague Belmondo déferle. Nous sommes en 1960, sa carrière est lancée. Plus rien ne l’arrêtera. Sa filmographie donne le tournis. Jean-Paul, c’est l’ami de la famille. Son état de santé tient lieu de baromètre national. Quand Belmondo va bien, la France respire. Qu’il fasse du cinéma intello, du polar, de la comédie, du film d’aventures, en costume, à cheval ou en bateau cigarette, il occupe tout l’espace. Les filles l’adorent, les garçons l’imitent, les parents l’adoubent, les réalisateurs rêvent de capturer cet Animal dans leurs filets. Sa rivalité (non feinte) avec Alain Delon fait le bonheur de la presse à scandale et des tribunaux.
Chez les hommes, la taille (le nom de Delon figurait deux fois sur l’affiche de Borsalino en tant qu’acteur et producteur) est un sujet sensible. Ces deux-là se sont assez reniflés pendant cinquante ans pour ne pas éprouver désormais une complicité de seigneurs. Celui qui prit, un temps, la présidence du syndicat des acteurs s’offrit même le luxe de refuser les sirènes d’Hollywood. À L.A., il s’amusait pourtant avec le Rat Pack et affolait les producteurs. « J’étais à l’aise en France, j’étais bien français, culturellement ; je n’étais pas prêt à abandonner mon pays alors que c’était lui qui m’avait donné sa confiance et son estime », dit-il sans aucune amertume.
Ce livre est l’occasion de partager quelques souvenirs du bon vieux temps. Aucun ressentiment ne l’anime bien que les brimades des professeurs du Conservatoire aient laissé des traces indélébiles. Le Professionnel supporte mal l’injustice. Sur le tournage de L’Aîné des Ferchaux, il prit notamment la défense active de Charles Vanel qui subissait la furie moqueuse de Melville. Le Stetson du réalisateur s’en souvient encore, comme le rappelait Bertrand Tavernier dans son Voyage à travers le cinéma français. Notre magnifique Bébel, à la fois héritier, marginal, alpagueur, flic et voyou, incarne une parenthèse enchantée dans le monde d’avant.[/access]
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