Propos recueillis par Daoud Boughezala
Causeur. Dans votre enquête sur les musulmans de France, quelle définition du musulman avez-vous retenue ?
Tarik Yildiz. J’ai considéré qu’étaient musulmanes les personnes qui se définissent comme telles. Étant donné la réalité du terrain, la grande majorité des gens interrogés sont des enfants de l’immigration maghrébine, subsaharienne ou turque.
Dans l’échantillon de musulmans que vous avez choisi, vous avez délibérément surreprésenté les repris de justice et autres délinquants. Pourquoi ?
J’ai fait ce choix parce que j’ai constaté que ce qui attisait beaucoup le débat public, c’est la perception de la figure du musulman comme délinquant potentiel. C’est quelque chose que j’ai voulu creuser pour essayer de déconstruire les parcours, de voir quelles étaient les différentes étapes dans la construction personnelle de ces individus. D’où le choix assumé, dans mon échantillon, d’avoir une bonne moitié de personnes qui, si elles n’ont pas forcément été condamnées, ont commis des actes délictueux.
Au terme de votre enquête, vous distinguez quatre grands groupes de musulmans que vous nommez « superficiels », « exclusifs », « communautaristes », « discrets ». Qu’est-ce qu’un musulman « superficiel » ?
J’ai appelé le premier groupe musulman « superficiel » car ses membres se caractérisent par une fracture forte entre leur pratique, très superficielle, et leur vision ultra-ritualiste de l’islam. Pour ces jeunes, ex- ou actuels délinquants, la religion est une espèce de liste de cases à cocher pour aller au paradis et une contre-liste pour aller en enfer, un tout extrêmement contraignant… qu’ils ne respectent cependant pas eux-mêmes ! Cela leur pose des cas de conscience qui les prédisposent à considérer ceux qui appliquent ces règles comme des modèles.
Il s’agit là de ceux qui joignent les actes à la parole, autrement dit les « musulmans exclusifs », plutôt salafistes…
Oui. Fréquemment issus du premier groupe, les « exclusifs », effectivement souvent salafistes, ont changé de manière très spectaculaire, parfois en quelques semaines ou en quelques mois. Ceux-là appliquent très strictement[access capability= »lire_inedits »] les rites et les préconisations de certains cheikhs sunnites, tiennent les discours les plus radicaux et aspirent à former une véritable contre-société.
À côté de ce noyau dur, on trouve un troisième groupe, que vous appelez « communautariste ». Comment se caractérise-t-il ?
Les musulmans « communautaristes », à la différence des deux groupes précédents, ne s’inscrivent pas en opposition frontale avec la société française. Ils essaient de développer une pratique collective de l’islam et ne tiennent pas un discours aussi sectaire que les deux précédents groupes mais réclament l’obtention de droits en tant que musulmans. C’est une revendication conforme à l’idée qu’ils se font de la société britannique, qui constitue leur modèle de société occidentale idéale : fonctionnaires voilées, femmes traitées par des médecins femmes, horaires séparés dans les piscines… Par exemple, beaucoup voudraient que les employés musulmans disposent d’une plage horaire le vendredi dans leur entreprise pour pouvoir prier tranquillement.
Mais les « exclusifs » salafistes sont finalement assez peu nombreux. Comment se fait-il qu’ils deviennent hégémoniques dans certains espaces où l’un de vos témoins perçoit « une identité forte musulmane » et « une forme de contrôle social » qui rencontrent l’assentiment de nombreux musulmans (Hassane, habitant de Villiers-le-Bel, voir notre article sur la RATP) ?
Globalement, la prime du prestige va aux plus radicaux dans les paroles et dans l’affichage de leur religion : les littéralistes. Un des musulmans du panel m’a raconté que, plus jeune, il rompait le jeûne en pleine classe avec ses camarades. Au début, seules quelques personnes osaient le faire puis, par mimétisme, dans sa classe majoritairement musulmane, tout le monde s’y est mis. Non seulement parce que les élèves y trouvaient un côté sympathique mais aussi car ils craignaient d’être considérés comme de mauvais musulmans s’ils ne le faisaient pas.
C’est l’un des traits saillants de votre enquête : les salafistes apparaissent comme le surmoi des musulmans français ! Pourquoi et comment cette petite minorité exerce-t-elle une telle emprise sur la communauté ?
Leur puissance est notamment due à la force de leurs discours manichéens et sans nuances. Leur doctrine affirme « ça, c’est bien ; ça, c’est mal. Il n’y a pas d’entre-deux ». Ceux que j’ai interrogés (notamment les « communautaires » et les « superficiels »), majoritairement jeunes, sont souvent très perméables à ce simplisme. Je nuancerai néanmoins le tableau. Dans la vie du quartier, les salafistes/radicaux sont auréolés d’un certain prestige et jouent globalement le rôle d’une avant-garde mais ce ne sont pas eux qui donnent le la. Les « communautaristes » vont parfois montrer une influence plus prégnante parce qu’ils portent une dimension assez festive et moins culpabilisante. Ils permettent de se regrouper entre musulmans, mais en critiquant beaucoup moins celui qui pratique différemment sa religion. Pour les salafistes, c’est simple : soit on est avec eux, soit on est contre eux. Cette intransigeance peut les isoler, notamment des plus âgés, dont l’islam du bled est parfois considéré comme déviant et « harki » par les salafistes.
Des salafs qui quadrillent de plus en plus l’espace avec leur code de l’honneur et leur quête de pureté. Ils empêchent les femmes d’aller au café ou de se promener dévoilée, les non-pratiquants de manger pendant le ramadan… La « hallalisation » (Gilles Kepel) des rues prépare-t-elle un projet de conquête ?
Plus qu’un plan de conquête, il s’agit d’une installation de fait. Car les salafistes que j’ai interrogés ne voient aucun salut en France et disent vouloir quitter le pays, peut-être parce qu’aujourd’hui le rapport de forces n’est pas en leur faveur. Mais l’absence de stratégie de conquête globale ne les empêche pas d’exercer un pouvoir sur les consciences. Par exemple, l’idée que ceux qui ne prient pas cinq fois par jour sont des vendus se propage. Il en va de même de l’ensemble du contrôle social islamique : on remarque qui va prier et dans quelle mosquée – puisqu’elles sont marquées politiquement –, qui rapporte de l’alcool chez soi, etc. Ainsi se déclenche un mécanisme assez classique auquel se superpose une dimension beaucoup plus violente, avec l’idée que « non seulement c’est un mauvais musulman, mais il salit le quartier, il salit la place ». Loin d’être l’apanage des seuls radicaux ou des communautaristes, ce jugement se révèle largement partagé. Le noyau radical progresse, pas forcément en nombre, mais au niveau de l’influence qu’il peut avoir sur les autres musulmans.
Chez beaucoup de musulmans français, d’après les résultats de votre enquête, le ritualisme prend le pas sur l’éthique. Avec l’idée que s’il coche toutes les cases pour aller au paradis musulman, un terroriste qui fait ses prières ne peut pas être un mauvais bougre !
Pour une partie de la communauté, le fait d’être un bon musulman consiste en effet à respecter le rituel. Bien qu’ils ne le disent jamais directement, les plus radicaux considèrent avec une certaine bienveillance les violences perpétrées au nom de l’islam. Beaucoup d’autres, des radicaux aux communautaristes, adhèrent aux théories du complot. Ils répètent un discours entendu ailleurs (« ça n’a rien à voir avec l’islam… ») et tirent ce fil encore plus loin, voyant dans le terrorisme une grande conspiration ourdie par des non-musulmans pour salir l’islam. Cet imaginaire « complotiste » surfe sur une distinction fondamentale entre un « nous » et « les autres ».
Avec dans les esprits une telle division entre « nous » et « eux », quelle légitimité l’État conserve-t-il ?
Dans certains territoires, très peu…. Forts de leur légitimité et de leur force physique, les barbus sont les seuls à intervenir pour résoudre les cas de délinquance. Si un gamin vous vole votre portable dans une cité, personne ne bougera… sauf peut-être un barbu qui va lui courir après pour essayer de le récupérer. Lui aura la légitimité pour agir sans se faire tabasser.
En l’absence de l’État, les islamistes comblent le vide en s’appropriant une puissance symbolique forte, ce qui leur permet d’alphabétiser en français et en arabe des gens parfois quasiment illettrés … Bref, dans certaines zones, les islamistes, et pas seulement les plus radicaux, assument les missions régaliennes de l’État. C’est un mouvement en progrès qui séduit parfois les plus fragiles.
Cette rue musulmane a-t-elle quelque réticence à se métisser ? En vous lisant, on prend conscience de la difficulté des mariages mixtes…
Dans les discussions avec nombre de musulmans, on sent que l’évolution des mœurs ne va pas vers la mixité ou la négation du fait religieux dans le mariage. Même si certains n’y sont pas forcément opposés par principe, ils concluent : « En fait, ce serait impossible… »
Il y a encore 25 ans, les démographes croyaient l’assimilation culturelle des enfants d’immigrés musulmans inéluctable. Pourquoi a-t-on tant reculé ?
Plusieurs facteurs jouent. Ce qui se dégage de mon travail, c’est que l’État n’a pas rempli son rôle. Non qu’il n’ait pas suffisamment aidé les citoyens ou repeint la cage d’escalier quand il le fallait, comme on l’entend dans les médias. Mais l’État n’a pas su imposer les règles, notamment dans la justice, qui auraient été nécessaires pour donner une direction à la société.
Nombre de musulmans paraissent désarçonnés par le manque d’autorité de l’État…
Si tous constatent la mollesse de l’État, ils n’en tirent pas les mêmes conclusions. D’aucuns aimeraient remettre de l’ordre ; d’autres se disent : « L’État est faible. En face de nous, il n’y a rien de respectable. Et on va d’autant moins le respecter qu’on veut prendre sa place. »
Symptomatique, la rengaine victimaire que l’on entend chez certains musulmans interrogés qui confient par ailleurs… ne jamais avoir été victimes de racisme !
Exactement. Au cours des entretiens, certains se plaignaient des discriminations contre les musulmans, mais j’avais parfois l’impression que ces discours n’étaient pas spontanés. Et pour cause : ils ne faisaient que répéter des généralités qu’ils avaient entendues tout au long de leur vie, de l’école aux associations antiracistes. À part une ou deux anecdotes en préfecture, aucun n’avait d’exemple concret de discrimination à me citer. Cette posture victimaire légitime a posteriori un certain nombre de comportements, comme le fait de tomber dans la délinquance.
Pour conclure, parlons des trains qui arrivent à l’heure : les musulmans « discrets » farouchement républicains. Sont-ils vraiment pratiquants ?
Notez que j’ai choisi cette appellation bien avant la polémique déclenchée par Jean-Pierre Chevènement cet été. Les musulmans « discrets » peuvent être parfois très pratiquants, seulement ils cantonnent la religion à la sphère privée et refusent tout intermédiaire communautaire entre l’État et le citoyen, dans le droit fil de la tradition républicaine française. Fondus dans la culture nationale, ces musulmans appliquent les rites mais s’adaptent en société lorsqu’il y a un choix à faire. Chez eux, la morale personnelle est prépondérante et les pousse à un certain nombre d’accommodements dans l’espace public.
Représentent-ils une avant-garde en expansion ou une minorité en danger ?
Difficile à dire. Si les plus radicaux progressent en nombre, j’ai l’impression que les plus républicains également, bien qu’ils n’aient pas du tout la même force d’influence. Les musulmans « discrets » se situent dans des trajectoires individuelles, ce qui diminue leur effet de résonance car ils refusent de s’exprimer au nom de l’ensemble des musulmans. Au nom d’une certaine idée de la France, ils répètent : « On en a assez que des gens parlent en notre nom ! Qui sont ces zouaves ? » [/access]
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