Si les années 1970 gardent aujourd’hui un parfum de paradis perdu, d’utopie « flower power » où toute une jeunesse a pu croire à un futur apaisé et harmonieux, c’est peut-être qu’elles sont vues à travers le prisme d’une illusion rétrospective, puisqu’on ne cesse de les comparer à notre présent si peu aimable. Pourtant, les années 1970 furent aussi des années inquiètes, qui posèrent pour la première fois la question écologique face une planète déjà esquintée. On se souviendra par exemple de la candidature de René Dumont en 1974, mais aussi, de manière plus surprenante, de l’émission télévisée La France défigurée présentée par le très gaulliste Michel Péricard entre 1971 et 1977.
C’est aussi l’époque où la science-fiction commence à oublier les histoires d’extraterrestres pour devenir la chambre de résonance de cette angoisse d’un monde possiblement dévasté par la pollution, la surpopulation, la guerre et, in fine, l’apocalypse nucléaire. Ces thèmes apparaissent dans le roman avec des auteurs comme Ballard, Spinrad ou Brunner chez les Anglo-Saxons, mais aussi Andrevon, Walther ou Curval en France. Le cinéma est également touché avec des films comme Soleil vert, The Omega Man, L’Âge de cristal, pour ne citer que ceux-là. Il n’y avait pas de raison que la bande dessinée, ce neuvième art que l’on disait encore réservé aux enfants, échappe au phénomène et, en changeant de sujet, change aussi de public.
Simon du Fleuve, créé par Claude Auclair, mort en 1990, est emblématique de cette évolution. Ses dix albums réalisés entre 1973 et 1988 sont aujourd’hui réédités par Le Lombard dans une somptueuse intégrale en trois volumes, accompagnée de substantiels dossiers. Les plus anciens d’entre nous revivront le choc provoqué par la découverte en feuilleton dans Le Journal de Tintin du premier volume de la saga, La Ballade de Cheveu-Rouge. Il a d’ailleurs failli signer la fin prématurée du héros.[access capability= »lire_inedits »] Auclair, à la fois dessinateur et scénariste, fou de lecture, avait rendu dans cette histoire en noir et blanc un hommage à Giono, en s’inspirant de manière pourtant distanciée du Chant du monde. Gallimard prit l’hommage pour un plagiat, obtint des dommages et intérêts, et La Ballade de Cheveu-Rouge ne fut éditée en album que bien plus tard et de manière confidentielle. On pourra retrouver ici l’histoire dans toute sa fraîcheur lustrale. Un vieil homme vient demander à Simon de retrouver son fils disparu. La nature règne en maîtresse partout. Les villes, rares, sont autant de lieux mortifères. L’époque est difficile à préciser, les personnages vivent comme dans l’Antiquité, mais à l’occasion on voit en fond les restes d’un pylône électrique ou d’un barrage, et il arrive qu’on se batte avec des fusils d’assaut. D’une certaine manière, Auclair avait parfaitement saisi l’esprit du Chant du monde qui joue aussi sur cet aspect atemporel et cette souveraineté de la nature.
C’est seulement avec Le Clan des centaures, l’année suivante, qu’Auclair pose les premières pierres d’un univers qui lui est propre. Le sous-titre générique des aventures de Simon sera « Chroniques des temps à venir ». On en apprend un peu plus sur le personnage, fils d’un scientifique ayant œuvré dans une mystérieuse « Cité 3 », qui se révélera dans un album ultérieur être construite sur les ruines de Paris en proie à des bandes de pillards. On y apprend aussi comment on en est arrivé là. En quelques décennies, le monde s’est effondré, des mégalopoles se sont repliées sur elles-mêmes, protégées par des savants qu’elles mettent au service d’un ordre le plus souvent totalitaire. Le père de Simon a été assassiné car il refusait de livrer ses recherches sur un projet sensible. Il ne faut pas oublier qu’Auclair dessine à une époque où Mai 68 n’est pas loin, le premier choc pétrolier encore moins, les tensions entre l’Est et l’Ouest toujours présentes.
Sur cette trame, les albums suivants vont décliner, tantôt de manière lyrique, tantôt de manière épique, l’affrontement entre les cités esclavagistes et les tribus babas cool. Le cœur d’Auclair, pétri de culture libertaire, va évidemment du côté des rebelles et de Simon qui inventent de nouveaux modes de vie. Leur allure est plus ou moins celle des participants à Woodstock et ne déparerait pas dans les ZAD des années 2010. Les thèmes de la saga évoluent cependant au rythme de l’âge des lecteurs. Les préoccupations postapocalyptiques s’éloignent ainsi au profit de récits plus initiatiques, empreints de mythologie celtique et de New Age.
Bien sûr, il y a une certaine naïveté didactique dans les aventures de Simon, un idéalisme que les années 1980, date de parution des derniers albums, auront rendu caduc pour certains. Il s’est même trouvé, à une époque, des auteurs de SF brillants mais au gauchisme pointilleux comme Jean-Pierre Andrevon pour voir dans Simon du Fleuve une exaltation du retour à la terre susceptible de lectures réactionnaires.
Il n’empêche, dans les temps qui sont les nôtres Simon du Fleuve plaira aussi bien aux décroissants de la revue Limite d’Eugénie Bastié qu’aux disciples de Tarnac et de l’Encyclopédie des nuisances. Ou tout simplement à votre serviteur qui retrouve le plaisir, comme lorsqu’il avait 12 ans, d’une nuit sous un serpent d’étoiles, avec la silhouette d’Estelle, la compagne de Simon, qui se découpe sur un feu de camp alors qu’on a laissé derrière nous, enfin, les ruines du monde ancien.[/access]
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