Si vous l’offrez demain soir, le beau livre de Yan Morvan dans sa livrée rouge carmin risque d’animer votre réveillon à coups de ceinturon. Ses photos brutes de fonderie vous changeront des insipides vues de New York ou des plages caribéennes, le décor dégoulinant de mièvrerie qui donne des ailes aux éditeurs de fin d’année.
Pierre Fourniaud, le patron de La Manufacture de livres, ne fait pas dans le genre calendrier des postes. Coup dur pour cet éditeur – qui, s’il flirte avec les flous de la loi, s’empare de sujets passés complètement sous silence par les médias traditionnels –, sa petite maison vient d’être condamnée à verser 3 000 euros pour atteinte au droit à l’image, à la demande de l’un des protagonistes photographiés.
Ce n’est pas une première pour lui, qui avait vu en 2013, Gangs Story, du même Yan Morvan, interdit à la vente. Cette fois-ci, ce livre, premier volet d’un triptyque, s’inscrit dans un travail historique sur les mouvements de jeunes dans les banlieues parisiennes. Les Perfecto cloutés remplacent avantageusement les petits chats, et le folklore rural s’efface devant les bastons du samedi soir. De toute façon, n’attendez pas demain pour vous offrir ce portfolio qui embaume la Valstar et la botte (texane) boueuse. C’est aussi acide qu’un coucher de soleil sur Les Mureaux ou l’éveil d’une cité pavillonnaire raconté par Christophe Guilluy.
Étudiant à la fac de Vincennes en section cinéma dans les années 1974-1975, le jeune Yan Morvan entre au service photo de Libé pour gagner sa vie.
D’emblée, il est attiré par les mauvais garçons, les blousons noirs, génération perdue qui, tel le chiendent, prolifère dans les zones périurbaines. La crise du pétrole n’a pas seulement mis un frein aux grosses cylindrées, elle a laissé sur le carreau les victimes expiatoires des Trente Glorieuses, toute une frange marginalisée de la société qui n’a pas réussi à s’accrocher au wagon de la croissance. Ces déshérités, à la fois désœuvrés et enragés, noient leur quotidien dans les provocations et dorment à l’ombre de leur 22 long rifle. La lose semble leur coller à la peau. Ces marlous ont un lointain air de famille avec les héros des Valseuses en moins rigolos. Ils portent l’échec sur leurs gueules de métèques, ils multiplient les provocations et se forgent une identité poisseuse faite de relents racistes et de dérives pétaradantes. Bref, ils ont tous les attributs d’une France à la traîne.
Il y a quarante ans déjà, la jeunesse prolétaire se fabriquait un destin en cul-de-sac. « Ils sont pour la plupart des fils d’immigrés […] Leur activité de fin de semaine se résume à boire des litres de bibine, se déhancher devant les guitares saturées des groupes de rock, faire la chasse aux “chevelus” pour les dépouiller de leur cuir ou de leurs santiags », analyse l’auteur. Alors, pendant de longs mois, il va les suivre et les photographier dans leur « very bad trip », une errance pathétique et dérisoire.[access capability= »lire_inedits »] Il partagera leur goût pour une Amérique en carton-pâte et leur lente désagrégation. La presse de l’époque n’est pas très chaude pour publier des clichés montrant des types tatoués de la croix gammée et se prenant pour les Hells Angels des fortifs. La jaquette qui recouvre ce livre met dans l’ambiance. On y voit une sorte d’Easy Rider de la porte de Saint-Ouen, au visage quasi christique, chevaucher un chopper, sans casque évidemment. Une tête de mort surmonte son phare et indique aux passants qu’il ne vaut mieux pas croiser son regard, sous peine de perdre l’usage d’un genou ou d’un bras. À l’intérieur, les superbes photos en noir et blanc restituent la dèche à l’état naturel.
Une atmosphère de zincs crasseux, de casses automobiles et de virées sans espoir, au milieu de Simca et de Dyane pourries. Ces « sans-dents-là », clones touchants de Gene Vincent ou d’Eddie Cochran, portent des bagouses, ont le cheveu gominé ou la banane branlante, enfilent parfois des vestes à franges façon Davy Crockett ou des cravates de cow-boy. Leurs lieux de rendez-vous : la route, des bars miteux, des caves, des squats, parfois même la salle à manger de leurs vieux, la toile cirée et la bouteille de Vieux Papes sur la table. Dans cet univers où le mâle blanc est un roi sans couronne, les filles ne sont pas en reste. Paumées, droguées ou affranchies, elles suivent ces desperados du bitume. Ne vous fiez pas à leur beauté aride, elles savent jouer des poings et se bagarrent entre elles pour conquérir leur parcelle de survie. Le bonheur est un mot qui n’appartient pas à leur vocabulaire. Leurs yeux noirs en attestent.
Morvan a magnifiquement saisi cette violence ordinaire dans la douceur giscardienne. Il a également posé son œil sur d’autres groupes, des fils de bourges, cette fois-ci, lookés façon Teddy Boys, ambiance fifties assurée, bagnoles américaines chromées et jolies pépées, toujours aussi rétifs à l’étranger, et cette même envie d’exister par la force.
Préférez cet ouvrage à tous les essais de sociologie sur les racines du mal français. Bien avant Guilluy lui-même, Morvan avait tout compris et capturé dans sa boîte à images les oubliés de la mondialisation naissante.[/access]
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