Ce soir, les Hussards ont le cafard. Le maître s’en est allé, dieu sait où, à Spetsai, Madère, Kicolgan Castle ou Tynagh. Michel Déon avait élu domicile dans cette grande Europe, se moquant des frontières et des régimes politiques en place. Sa liberté d’écrire n’aurait supporté aucune contrainte gouvernementale. Du soleil brûlant des îles grecques à cette pluie fine britannique qui vient s’infiltrer dans les interstices de l’âme, il nous rapportait des romans au long cours où les hommes tentent de trouver leur chemin, parfois leur salut, dans les méandres de l’Histoire. Plus qu’un écrivain, c’est la littérature du XXème siècle qui défile au galop devant nos yeux embués et disparaît au loin, derrière un rideau de brouillard.
Enlumineur de l’existence
Dans la galaxie des réfractaires nostalgiques, des diffuseurs d’un bonheur fugace, des voyageurs hédonistes, des fidèles parmi les fidèles, Michel Déon laisse des œuvres majeures chargées d’une infinie colère sourde et d’un scintillement merveilleux. Il faut relire Déon dès aujourd’hui pour se ressourcer, pour retrouver cette puissance narrative, accepter de se laisser prendre par la main et berner par cet enlumineur de l’existence. Parmi les Hussards, il était le grand écrivain, celui qui avait quitté la zone de confort des courtes distances et d’un style flamboyant, stigmates des écrivains qui manquent de souffle et d’ardeur. Déon n’était pas asthmatique. S’il n’avait pas le piquant triste d’un Nimier, la drôlerie désarticulée d’un Blondin ou la frénésie intellectuelle du touche-à-tout Laurent, il avait, sans aucun doute, la patience, la ténacité, la sensibilité pour accoucher de romans-cathédrales. Inlassable architecte d’une époque chahutée, il en décelait toutes les failles et les grandeurs. Les autres hussards, ce cercle informel des années 50, se contentaient trop souvent d’un bon mot, d’une formule qui claque, d’un raccourci plein d’esprit; Déon, travailleur acharné, lorgnait du côté de Balzac ou Stendhal. Il ne voulait pas seulement amuser ou choquer ses lecteurs, il avait le désir profond de raconter le destin chaotique des hommes de sa génération.
« J’écris des romans depuis l’âge de quatre ou cinq ans »
Les Poneys sauvages, prix Interallié en 1970, répondait à la seule question qui lui importait vraiment : « Dans quel désenchantement ont vécu les déracinés de ma génération pendant et après la Seconde Guerre mondiale ? Seule la fiction permettait de parler d’eux tels que je les voyais, tel que je me voyais en leur compagnie dans ce siècle, avec une liberté que la Grande Histoire trop rigide n’autorise guère. Le roman reste le plus pénétrant instrument de connaissance du passé ». Sa vocation avait commencé tôt : « J’écris des romans depuis l’âge de quatre ou cinq ans » avouait-il dans la préface de ses Œuvres parues en Quarto Gallimard en 2006. Penser en ce jour à Déon, c’est revoir sa silhouette élégante émergée de la lande irlandaise, apercevoir ce sourire à peine esquissé, mi-moqueur, mi-tendre et se remémorer sa voix traînante, d’une précision clinique submergée parfois par une susceptibilité à fleur de peau. La marque des créateurs-batailleurs qui ont su canaliser leur feu intérieur pour ensemencer des histoires éternelles. Avec Déon, disparaît définitivement le squelette du XXème siècle, qui parlera après lui de Paul Morand, d’André Fraigneau, de Kléber Haedens, de Daniel Boulanger ou de François Périer, son camarade de Janson-de-Sailly qui lui vendit en 1934 la carte bleue de lycéen d’Action française.
Droit et bienveillant avec ses jeunes confrères
Un monde à jamais englouti où l’écriture soutenait les hommes, où les engagements du passé ne faisaient pas l’objet de sempiternels retournements idéologiques, où le romancier solitaire traçait sa ligne sans se flageller sur l’autel de la modernité. A l’heure où la versatilité des opinions est gage de succès, Déon ne tanguait pas, il était droit et bienveillant avec ses jeunes confrères. Depuis son élection à l’Académie en 1979, il régnait Quai de Conti par la seule force de ses écrits. Il imposait le respect. Il intimidait parfois. Il enchantait toujours quand, lassé de lire des romans vulgaires, nous reprenions, un soir de déprime, son Taxi mauve. Notre lecture était alors bercée par la voix hypnotique de Philippe Noiret, nous perdions pied avec la réalité, ne sachant plus où nous situer temporellement entre l’adaptation au cinéma d’Yves Boisset et la vérité du roman. Nous rêvions d’une Sharon sous les traits de Charlotte Rampling et lisions avec délectation cette phrase : « Elle aimait se balancer, nue sous sa robe de cotonnade claire, à la plus grosse branche d’un des chênes d’Inglewood ».
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