Pour n’importe quel croyant de n’importe quelle religion, le blasphème − ou ce que l’on désigne par ce terme − constitue la première atteinte à la divinité, le premier crime, le plus horrible, le plus éclatant, le plus fondateur. Mais aussi le plus simple. Le blasphème est précisément ce qui vient immédiatement à la bouche de l’enfant révolté : il maudit son père ou sa mère, son professeur ou tout autre sorte d’adulte ayant autorité sur lui. Cette observation montre bien les difficultés que pose aujourd’hui la notion de blasphème.
Je crois pouvoir avancer sans trop me tromper qu’en France, après une longue période dans laquelle il avait disparu, le terme est revenu à la mode par la bande, c’est-à-dire par le fait de nos compatriotes musulmans. Je n’ai pas souvenir que les catholiques, les protestants ou les juifs aient récemment convoqué le blasphème sur la place publique.
Si le mot revient, c’est qu’il constitue un atout de choix dans la grande concurrence victimaire : il sert à démontrer combien l’on a été touché dans ses sentiments religieux les plus profonds par les paroles ou les actes que l’on dénonce. Dans cette immense parade de la honte, il faut dénoncer toujours. Il faut faire condamner : à cette seule condition, on a l’âme en paix.
Dans l’histoire du blasphème, comme l’a montré Alain Cabantous, c’est le plus souvent le pouvoir civil qui prononce la condamnation, beaucoup plus que l’Église elle-même : ainsi lorsque Saint Louis décide de le punir violemment, c’est Rome qui intervient pour adoucir le châtiment. Pareillement, on voit bien que ce n’est pas le Moyen Âge qui est obsédé par le blasphème, mais l’époque de la Réforme, où il s’agit, avec l’hystérie collective qui caractérise cette période, de parvenir à contrôler les opinions par des moyens légaux et étatiques. La traque du blasphème est à l’évidence le fruit du moment centralisateur où la communauté cherche à se reformer contre un monde extérieur perçu comme fondamentalement hostile.
« Il a blasphémé ! » Historiquement, c’est par ces mots proférés par le Grand Prêtre à l’endroit du Christ que le christianisme est né.[access capability= »lire_inedits »] Le blasphème a lieu quand le fidèle bouleverse l’ordre établi à l’intérieur d’une religion. Aussi ne s’entend-il que dans une communauté où la croyance est unanimement partagée. Pour un catholique, seul un catholique peut blasphémer. Si demain, par impossible, le Pape niait la divinité du Christ, alors il y aurait blasphème, d’évidence. Si c’est le grand mufti qui la conteste, ou si c’est l’athée qui déclare que Jésus n’est pas son berger, le chrétien ne peut que constater l’erreur de ces hommes-là ou sur la véritable nature de Dieu ou sur son existence même. Rien de moins, rien de plus.
Une autre erreur courante aujourd’hui consiste à considérer qu’il serait sacrilège d’utiliser à des fins de moqueries la figure de Jésus ou de Mahomet. Le sacrilège, pour le chrétien en tout cas, s’apparente à la profanation, c’est-à-dire au fait de violer, souiller et détruire délibérément les objets dédiés spécifiquement au culte – en tant qu’ils sont civilement la propriété exclusive des croyants et de leurs prêtres, et en tant qu’ils sont destinés à l’accomplissement des sacrements. Le pire sacrilège – le seul même pourrait-on dire – étant la profanation des saintes espèces, c’est-à-dire du corps et du sang du Christ, présence réelle du Fils avec son corps, son âme et sa divinité derrière les accidents du pain et du vin. Quelqu’un qui lacérerait La Cène de Vinci n’accomplirait pas le moins du monde un sacrilège. Il n’y a pas d’objets sacrés, en dehors de ceux du culte, spécifiquement consacrés. Et entre un objet ou un monument cultuel – hormis les saintes espèces – et la vie d’un homme, il n’y a pas à balancer : celle-ci vaut mille fois le prix de ces objets. Aussi le mal causé à son prochain est-il un sacrilège, une profanation, un blasphème mille fois plus grave, évidemment, qu’un bris de crucifix. Car c’est pour l’homme et non pour le temple que le prix a été payé.
Il faut cependant se demander quelle peut être la secrète motivation du sacrilège, du profanateur ou du blasphémateur, sinon une manière idiote d’adolescent égaré : quelle jouissance retire-t-on de la destruction d’objets sacrés d’autrui ? Jeu sadien, perversion sexuelle bien entendu, qui pendant deux siècles, du XVIIIe à Bataille, a eu ses hérauts, ses grandes prêtresses, ses rituels et ses consécrations. Mais jeu qui ne vaut symboliquement que pour l’être né dans un monde sacralisé. Ce qui n’est plus le cas du contemporain occidental.
Alors ? Il se peut que, comme Polyeucte dans le temple, mû par une violente foi, l’on en vienne à renverser les idoles qui asservissent les autres : mais c’est alors prendre le risque du martyre. Aujourd’hui, ici, on ne tue plus le briseur d’idoles. Mais alors il fallait interdire le bris d’idole. C’est ce qui a été fait après le passage du saccage révolutionnaire. L’idée que l’on pouvait briser impunément les idoles catholiques est pourtant restée, tapie dans un coin du cerveau reptilien de l’homme moderne. Puisqu’on l’a fait une fois et qu’on a gagné, et que Dieu ne s’est pas vengé, on pourrait le refaire. Et l’idée est restée gravée aussi dans le cœur des chrétiens que, demain, pouvaient recommencer ce massacre et cette destruction. Cette abomination de la désolation.
Le malheur, c’est qu’il n’y a jamais de briseur d’idoles symbolique. Ça ne marche pas : soit l’on risque sa vie pour les briser, et alors c’est la discorde, la guerre et les massacres ; soit l’on admet la possibilité de l’idole de l’autre, et c’est en respecter l’existence quand bien même elle apparaît ridicule.
Reste le droit de moquer, le droit à la dérision que nul n’a jamais su clairement limiter. Le plus délicat, le plus pervers. Il y a bien sûr le droit immémorial de moquer les puissants, qui est souvent le dernier bien des dominés. Mais qu’on ne l’invoque pas en l’occurrence contre le christianisme : car quelle domination et quel pouvoir représente-t-il ? Mais qu’on ne l’invoque pas contre une foi et une Église dont la première − et presque la seule − activité sociale est de soulager les maux des pauvres, des affligés, des mourants, des vieillards et des malades.
Nous autres catholiques sommes aujourd’hui les faibles. Ainsi sommes-nous devenus ce que nous étions. Et si un enseignement moral, philosophique et historique survit dans l’esprit souvent brouillé de nos contemporains, c’est qu’on ne maltraite pas impunément les faibles et qu’on ne se moque pas d’eux. Nous sommes le prolétariat symbolique de ce temps, les damnés de la terre qui ont façonné ce monde et à qui le fruit de leur travail a été ôté.
Pourquoi, alors, nous moque-t-on, sinon pour exorciser le fantasme d’un retour à un ordre de domination catholique ? Si les Églises ont été séparées de l’État et ne lui doivent plus rien matériellement, comment peut-on subventionner des œuvres d’art qui traînent notre foi dans le ridicule ? Il faudrait que les armes soient égales ; il faudrait que les curés soient du côté du pouvoir pour que la nécessité de les critiquer s’impose à la société. Dans leur quête permanente du scandale, les artistes présumés subversifs et véritablement conformistes ne s’aperçoivent pas que le monstre qu’ils attaquent est devenu un bouc émissaire. Étrange situation que celle où l’on s’attaque à un ennemi qui n’existe pas: le cléricalisme a disparu, l’anticléricalisme est resté.[/access]
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