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A quoi (et à qui ?) sert la «menace russe»


A quoi (et à qui ?) sert la «menace russe»
Défilé de l'armée russe, Moscou, Sipa. Numéro de reportage : 00618783_000040.
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Défilé de l'armée russe, Moscou, Sipa. Numéro de reportage : 00618783_000040.

Dans un livre paru en mai dernier, 2017 : War with Russia, le général britannique Sir Richard Shirreff livre une fiction glaçante : celle d’une guerre nucléaire, en vrai, avec la Russie. L’ours russe « peut demain envahir les Etats baltes comme il a envahi l’Ukraine et annexé la Crimée ». L’Occident devra y répondre : Shirreff donne vie, par son récit vivant et prenant, à toutes ces procédures d’application de l’article 5 de la Charte de l’Alliance atlantique, en vertu duquel les Etats-membres de l’alliance doivent sans délai se prêter militairement assistance si l’un des leurs est attaqué par tiers. La menace russe donc serait non seulement une réalité, mais elle serait parfaitement évaluée, quantifiée, chiffrée et modélisée. Ainsi, tout à la préparation de son offensive prochaine, Moscou chercherait à prendre, en aval, le contrôle de nos institutions, de nos médias, de nos esprits. Ce serait d’ailleurs déjà presque fait…
Cette fiction pseudo-réaliste vient appuyer un plaidoyer insistant, lancinant et passionné en faveur d’un renforcement substantiel des moyens militaires de l’OTAN et, de ce fait, d’une augmentation encore plus substantielle des moyens du « complexe militaro-industriel » du monde occidental…

Un livre-médicament ?

Fiction-catastrophe destinée à alimenter la machine à convaincre le grand public du bien-fondé des exigences impérieuses du puissant lobby du réarmement à l’œuvre au sein du bloc euro-atlantique, ce livre est peut-être aussi un moyen pour son auteur de se débarrasser d’une gêne personnelle, voire d’un sentiment de culpabilité qui, à nul doute, a du l’étreindre en mars 2014. A l’heure même où, contraint par l’âge de prendre une retraite bien méritée après une carrière impeccable au sein des forces armées britanniques et alliées, Shirreff quitte ses fonctions, il se passe enfin quelque chose ! La Russie occupe, puis annexe promptement la Crimée ! Or, la préparation de cette annexion, rondement menée – saluée par tous les stratèges de la planète – a, de toute évidence, échappé aux radars de l’OTAN… Et Shirreff fut pendant trois ans (2011-2014) au cœur de la machine, en tant que commandant-en-second des forces alliées en Europe – le poste le plus élevé au sein de l’OTAN pour un Européen, le poste de commandant suprême (SACEUR) étant toujours systématiquement occupé par un Américain, et ce en dépit des demandes répétées des Européens : pour mémoire, le président Chirac s’était vu opposer une fin de non-recevoir très claire à ce sujet par Washington… Gardant en mémoire vive les scénarios fondés sur des jeux de simulation échafaudés « en chambre » par les stratèges de l’OTAN et auxquels il avait sans doute largement contribué, Shirreff les fait vivre aujourd’hui dans cette fiction, fortement inspirée par tous ces jeux, tous ces scénarios et toutes ces simulations élaborées « en chambre » et qui – c’est ce qui rend le livre passionnant – sont finalement aux antipodes des vraies menaces, telles qu’elles sont ressenties et vécues « sur le terrain ». Une fois de plus, et à son insu, un général allié dévoile le poids des « mondes virtuels » dans la mise en œuvre de la guerre aujourd’hui. La lecture de ce livre peut se lire comme une véritable alerte. Elle achève de convaincre de toute la vérité et de toute la profondeur de la fameuse boutade de Clemenceau – « la guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires »… Du danger des univers clos, des cénacles fermés sur eux-mêmes où règnent le conformisme intellectuel et le groupthink, pour citer George Orwell.

Les heures les plus sombres…

Soulignons à cet égard un aspect du livre, très significatif : le poids des références au passé dans l’écriture de tous ces scénarios, qui se présentent comme autant de « modélisations historiques » fondées sur des case studies grandeur nature, telles que l’invasion des Sudètes par l’Allemagne de Hitler en 1938 ou l’invasion des Etats baltes par l’URSS en 1940… Voilà des grilles de lecture qui donnent toujours le beau rôle aux puissances occidentales et ne s’appesantissent ni sur Munich, ni sur l’immense sacrifice de 26 millions de Soviétiques tués en 1941-1945 et ce que le monde occidental doit à ce sacrifice… Ces représentations, pour historiquement biaisées qu’elles soient, sont alimentées par les craintes, bien réelles, qui sont exprimées par ces pays de l’axe hyper-atlantiste qui s’est formé au sein de l’Alliance au cours des quinze dernières années. Les pays de la « nouvelle Europe » – ainsi baptisée en 2003 par le néo-conservateur Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense des Etats-Unis, par opposition à la « vieille Europe » (France et Allemagne) qui avaient alors eu le mauvais goût de s’opposer à l’aventure militaire américano-britannique en Irak – sont les nouveaux Etats membres de l’OTAN et de l’UE, anciens satellites de l’URSS et anciennes républiques de l’URSS (Etats baltes). Au sein de cette « nouvelle Europe », certains – en tout premier lieu la Pologne – pèsent lourd. On observe d’ailleurs à la manœuvre sur bien des fronts de la « politique russe » de l’OTAN et de l’UE un « axe de la Baltique » – qui associe deux poids lourds, la Pologne et la Suède (très atlantiste, quoique non-membre de l’OTAN), et les trois Etats baltes, rejoints, selon les circonstances et la nature des dossiers, par les autres membres du « groupe de Visegrad (en plus de la Pologne : Tchéquie, Slovaquie, Hongrie).

Indice pertinent du poids important de cette « nouvelle Europe » dans cette reconfiguration mentale atlantiste de l’espace stratégique européen, la bonne place, parmi les editorial reviews de la quatrième de couverture du livre de Shirreff, de l’éloge très appuyé de Radoslaw (dit Radek) Sikorski, ancien ministre polonais des Affaires étrangères (2007-2014), ancien d’Oxford, au cœur des réseaux transatlantiques, qui signait déjà, avec son épouse (la journaliste américaine Anne Applebaum, spécialiste de la Russie) en 2009 une dithyrambique review de la première édition du bestseller d’Edward Lucas, grande plume de l’hebdomadaire The Economist, sur cette « nouvelle guerre froide » – que cet auteur analyse comme entièrement voulue et orchestrée par le Kremlin…
À quoi (et à qui ?) sert la « menace russe » ? Rappelons ces propos prémonitoires que le diplomate américain George F. Kennan, le père de la politique dite d’endiguement (containment) de l’URSS – qui a inauguré la guerre froide à la fin des années 1940 – tenait au crépuscule de sa carrière, en 1987, à la veille de la chute de l’URSS et du « bloc de l’Est », dans ses passionnantes mémoires : « Si l’Union soviétique venait à être engloutie demain dans les profondeurs des océans, le complexe militaro-industriel américain resterait en place, inchangé en substance, jusqu’à ce qu’un autre adversaire puisse être inventé. Aucune autre solution ne serait acceptable pour l’économie américaine ».

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