Dans un pamphlet anti-Poutine à l’intitulé apocalyptique, « winter is coming », Garry Kasparov, le célèbre dissident russe exilé aux Etats-Unis, se rappelle avec aigreur de ce jour maudit du 31 décembre 1999 où l’ancien lieutenant-colonel du KGB accéda à la présidence russe : la Russie allait renouer avec ses vieux démons. Voilà que sur la voie de la démocratisation, elle accueillait maintenant à bras ouverts ce personnage ultra-autoritaire qui voudrait « aller buter les Tchétchènes dans les chiottes ». Un homme conquérant, dit-il, qui n’aura de cesse que le vieux bloc soviétique soit reconstitué. Que la « plus grande tragédie géopolitique du 21ème siècle » – la chute de l’empire soviétique – soit enfin vengée. L’annexion de la Crimée ne serait que la première étape de cette Reconquista russe que le « monde libre » – mené par les Etats-Unis d’Amérique et par l’Otan – devra bien se résoudre à combattre. Certes, reconnait-il, Poutine n’est pas tout à fait Hitler, et l’annexion de la Crimée n’est pas tout à fait l’Anschluss, mais on ne saurait faire preuve de trop de prudence à l’égard d’un « dictateur » adepte de la dissuasion nucléaire.
Garry Kasparov n’y a jamais été de main morte : des « marches du désaccord », il en a suivi pléthore, des pancartes « Russie sans Poutine », il en a brandi plus d’une. Quoi que, depuis lors, l’épisode Medvedev et le retour d’une dictature sans fards en 2012 l’aient déterminé à l’exil, il continue de mener ce qui est devenu le combat de sa vie. Il croit à la « fin de l’Histoire » et à la victoire de la démocratie libérale et du capitalisme sur les forces obscures du totalitarisme et du communisme. Il ne peut pas voir en peinture ce mausolée de Lénine qui trône encore au beau milieu de la place Rouge, symbole de l’impunité des sectateurs du communisme. Gorbatchev, il le compare volontiers à Louis XVI ou à Nicolas II – chef d’Etat pusillanime qui tentait de sauver les décombres du communisme, comme les derniers rois ceux de la royauté. Kasparov le verrait bien en commanditaire du Putsch de Moscou. L’octroi du Nobel de la paix au dernier des communistes ? Une hérésie. Ceux qui le dépeignent en héraut de l’effondrement de l’URSS ? Des révisionnistes qui se gardent bien de rappeler que Gorbatchev était partisan du « socialisme à visage humain » d’Alexander Dubcek.
Poutine c’est le Mal
Que le communisme pût avoir un visage, Kasparov n’y a d’ailleurs jamais cru : cet individualiste forcené a toujours considéré que la société de libre consommation capitaliste était l’aboutissement de la nature humaine ; il rappelle à qui veut l’entendre ses propos tenus dans le magazine Playboy, à l’âge de vingt-six ans : « La vie en Union Soviétique est une déformation de la vie ordinaire ». La vie ordinaire, c’était pour le jeune joueur d’échecs l’ « American way of life », le Coca-Cola, les blue-jeans et le rock’n roll : il communiait avec Eltsine et parlait déjà mort du communisme – « l’Empire du Mal » – devant un Henry Kissinger incrédule. Il ne fera pas partie de ces russes humiliés d’avoir perdu la guerre froide. Lui rêve d’un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis, lui souhaite le triomphe de la démocratie et du capitalisme. Gary ne se sentira pas de joie à la lecture des propos de George Bush père : « La scène internationale est aujourd’hui une feuille blanche. […] L’importance de l’implication américaine n’a jamais été aussi forte. Si les Etats-Unis ne prennent pas la direction de ce monde, personne ne le fera », mais déchantera face au peu d’empressement de ce dernier à renverser Saddam Hussein et à dénoncer les « pratiques nazies » de Slobodan Milosevic.
Le leadership moral des Etats-Unis, il ne le goûtera que lors de l’intervention militaire de Bill Clinton au Kosovo. Une croisade anti-Milosevic que Kasparov aurait aimé plus prompte à ressusciter sous la forme de croisade anti-Poutine lors de la crise ukrainienne. Car pour Kasparov, Milosevic et Poutine, c’est bonnet blanc et blanc bonnet : fi de ces dictateurs qui n’ont pas entendu parler de la « fin de l’Histoire » ! Le joueur d’échecs reconverti en défenseur des peuples opprimés a acquis de ses années passées du mauvais côté du rideau de fer deux convictions inébranlables : la première, c’est que l’Ouest est forcément dans le camp du Bien. La seconde, c’est qu’il existe un camp du Bien. Une intervention militaire des Etats-Unis d’Amérique et de l’Otan est donc par définition « humanitaire » et exempte de morts civils. L’ingérence obéit à des motifs nobles pourvu qu’elle soit le fait des gagnants de la guerre froide. Ceux qui oseraient le mettre en doute sont de toute évidence des « nazis » – plaisante façon de qualifier les sceptiques qui ne croient pas à la « bonne nouvelle » de Francis Fukuyama. Kasparov a au moins le bon goût d’admettre que l’administration américaine elle-même ne s’est pas toujours comportée dans le sens de la « fin de l’Histoire » : George Bush père n’a jamais souhaité la destitution de Gorbatchev, Bill Clinton n’a pas voulu faire de la Tchétchénie un second Kosovo, et George Bush fils n’a pas cherché à abattre Vladimir Poutine. Tous ont été trop diplomates pour oser mettre un terme à la partie d’échecs que leur jouait les forces branlantes d’un siècle finissant. L’administration Clinton surtout, dit Kasparov, s’est montré particulièrement lâche en continuant à fournir une aide économique à une Russie qui massacrait des civils en Tchétchénie et soutenait le développement d’un programme nucléaire en Iran. Elle n’a pas joué son rôle de grande moralisatrice des relations internationales, d’ingérence humanitaire, de championne du Bien : elle n’a pas déployé son armée pour défendre les Tchétchènes, elle qui l’avait pourtant fait pour sauver les kosovars.
Kasparov n’est pas de ces cyniques qui considèrent que « L’Etat est le plus froid des monstres froids » et que le glacial intérêt plutôt que la morale dicte sa politique étrangère ; il n’est pas non plus de ceux qui pensent que l’on peut se permettre de déposer un tyran balkanique, mais qu’il serait fort peu diplomatique de s’attaquer à une grande puissance telle que la Russie. Derrière l’obsession de la « fin de l’Histoire », il y a un homme brisé qui ne cesse de ressasser d’amers propos de feue Anna Politkovskaïa: « La déclaration universelle des droits de l’homme, qui ne date qu’à peine plus d’un demi-siècle, est morte lors de la seconde guerre de Tchétchénie ». Cet homme-là ne pouvait qu’honnir la politique de conciliation du « monde libre » lors de l’épisode tchétchène : c’était un véritable traître que ce « camp du Bien » qui n’affichait que trop peu ses valeurs morales et n’avait que faire de l’avenir démocratique de la Russie. Tony Blair visitant le musée de l’Ermitage en compagnie de Vladimir Poutine ? Ce geste symbolique en faveur d’une coexistence pacifique n’eut pas bonne presse chez ce partisan d’un monde unipolaire placé sous les auspices du capitalisme et de l’économie de marché. Ni plus qu’une Condoleeza Rice songeant que « la guerre froide [était] vraiment terminée » lors du fameux coup de téléphone de Vladimir Poutine à George W. Bush au lendemain du 11 septembre 2001.
L’Amérique, c’est le Bien
Contrairement à Condoleeza Rice, Kasparov et ses suiveurs ne voulurent jamais admettre que le conflit entre le « monde libre » et l’ex-URSS pût conduire à autre chose qu’à une hégémonie morale, économique et militaire des Etats-Unis d’Amérique. Après le 11 septembre, la perspective de voir les deux puissances faire front commun contre le terrorisme ne les enchantèrent guère. Comme Sakharov en son temps, ils s’opposèrent à la « détente » : ils refusèrent cette Realpolitik qui impliquait de se compromettre avec des dictatures ; ils croyaient fermement que les Pères fondateurs des Etats-Unis d’Amérique avaient révélé les principes du Bien. Souvent nostalgiques d’Henry Scoop Jackson – ce sénateur démocrate de l’Etat de Washington qui militait pour une politique étrangère américaine morale dans les années 1970 -, ils répétaient à l’envi que – Soljenitsyne dixit – « les affaires intérieures [n’existaient] plus sur notre Terre surpeuplée » et qu’il fallait désormais que l’Occident libre se consacrât exclusivement à la protection des peuples de la planète contre les dictatures. D’après eux, la guerre froide n’était pas « vraiment terminée » puisque Vladimir Poutine ne se conciliait les intérêts des Etats-Unis d’Amérique que dans le but de saper à sa guise les velléités démocratiques en Russie : il était au moins probable que l’ancienne terre des Tsars renaîtrait ; il fallait craindre qu’elle renouât avec l’héritage d’Ivan le Terrible ; surtout, il fallait s’attendre à ce qu’elle refusât l’hégémonie américaine et à ce qu’elle offrît une main tendue à une Europe avide de se défaire du paternalisme américain.
Face à ce danger, il fallait affirmer l’importance des « valeurs américaines » : c’est ce que fit Kasparov en parcourant le Wyoming, coiffé d’un chapeau de cow-boy, pour parler de capitalisme et de liberté à des New-yorkais en costume-cravate. Il fallait aussi inventer une « autre Russie » qui fût calquée sur le modèle américain, avec « une presse libre, un marché libre, un état de droit et d’authentiques élections ». Il va sans dire que quelques années plus tard, Kasparov vécut l’émergence d’un G8 réunissant sept grandes démocraties industrielles et … la Russie de Poutine comme une insoutenable trahison. Un peu comme si Don Corleone s’était allié avec le Vatican. Ce fut le début d’une période de vaches maigres pour la dissidence russe : Poutine était désigné « personnalité de l’année 2007 » par le magazine Time, et les dirigeants occidentaux – Nicolas Sarkozy en tête – saluaient la victoire éclatante de Medvedev. Dans ces conditions, carte blanche était donnée au « dictateur » russe.
« Hitler n’était pas Hitler en 1936 »
Kasparov comptait sur l’élection présidentielle américaine de 2008 pour arranger les choses : peut-être l’hégémonie morale américaine allait-elle renaître de ses cendres grâce à ce candidat républicain qui osait, en pleine crise géorgienne, clamer que « les Américains, ainsi que tous les peuples qui approuvent l’indépendance des anciennes républiques soviétiques, [devaient] se préoccuper au plus haut point du destin de la Géorgie »; peut-être le monde libre allait-il se doter d’un dirigeant qui protégerait la Géorgie et l’Ukraine d’une invasion russe. Quelle ne fût pas la déception de l’ancien champion du monde d’échecs ! A la rigueur morale de John McCain, les électeurs américains préférèrent le consensus mou de Barack Obama. Second espoir déçu en 2012 : Kasparov n’eut pas l’heur de fêter la victoire de ce Mitt Romney qui n’avait pas hésité à déclarer que la Russie de Poutine était « l’ennemi géopolitique numéro un » des Etats-Unis d’Amérique et qu’elle défendait « les individus les plus condamnables de la planète ».
Cependant il continua, contre vents et marées, à tenter de convaincre le « monde libre » de la dangerosité du camarade Poutine : adepte de la reductio ad hitlerum, il n’hésita pas à comparer les Jeux Olympiques de Sotchi, qui réunirent de nombreux chefs d’Etat étrangers malgré une tentative de boycott, aux tristement célèbres Jeux d’été de 1936. « Mais Poutine n’est pas Hitler ! » lui répondirent quelques journalistes. Certes, répondit Kasparov, « le mal personnifié par les nazis défie toute comparaison rationnelle », mais « Hitler n’était pas Hitler en 1936 »… L’annexion de la Crimée n’a t-elle pas prouvé aux dirigeants occidentaux que Poutine était un homme perdu ? Pour l’ancien joueur d’échecs, il serait grand temps d’agir. Et d’arrêter Poutine. De cesser de faire de la Reapolitik. Et surtout de réaffirmer haut et fort que « les ennemis [du monde libre] sont bel et bien présents en ce monde » ; que la Russie de Poutine, la Corée du Nord de Kim Jong-Un, le Venezuela de Maduro, l’Etat islamique et les monarchies religieuses du Moyen-Orient ont en commun de rejeter les valeurs occidentales et la modernité ; et que ce sont toujours les dissidents qui nous révèlent les sombres réalités de ces sociétés.
Le 9 novembre 2016, Garry Kasparov a écrit sur son compte twitter : « Winter is here ». Une alliance Trump-Poutine symboliserait pour lui la fin de l’ordre du monde tel qu’il a fonctionné depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
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