1. Et si j’épousais Sybil Vane ?
Cela faisait si longtemps que je n’avais pas revu mon cher Oscar Wilde. Aussi quelle ne fut pas ma surprise de le croiser au musée du Petit Palais, où une exposition lui est consacrée. Il tint aussitôt à me rassurer :
— Je vous ai confié il y a longtemps que la mort est la seule chose au monde qui me terrifie. Je la haïssais, tout comme je haïssais la vulgarité. Jusqu’au jour où j’ai compris que les artistes ne meurent jamais vraiment. On les installe dans d’immenses boudoirs où ils ont tout le loisir de contempler les troupeaux de leurs admirateurs béats. Le mépris qu’ils m’inspirent n’a d’égal que le plaisir que j’éprouve à retrouver un vieil ami comme vous. Vous êtes inouï, Dorian. Le temps qui n’épargne rien, vous a oublié. Vous êtes tel que notre ami Basil Hallward vous a portraituré. Mais allons prendre un thé ! »
À peine avions-nous commandé un Earl Grey, que Wilde me mit en garde : « Ne me confiez surtout pas de secrets. Vous savez comme j’aime les mystères. Pour peu qu’on les dissimule, le plus banal devient exquis. »[access capability= »lire_inedits »]
J’avais pourtant une question à lui poser. Une question qui me hantait depuis plusieurs semaines : devais-je ou non épouser Sybil Vane ? Sybil était cette adorable actrice londonienne dont le corps portait les stigmates d’une lointaine rébellion, d’un terrible combat contre elle-même, sous la forme de cicatrices qui m’émouvaient plus que je ne saurais le dire. Le pire l’avait déçue, le meilleur la laissait indifférente. J’avais la certitude de ne rien pouvoir pour elle. Et c’est sans doute pourquoi je ne parvenais plus à me détacher d’elle.
— Mon cher Dorian, me demanda abruptement Wilde, Sybil Vane est-elle votre maîtresse ? »
Elle m’avait certes suivi un soir chez moi, s’était déshabillée et, pendant que je caressais son corps de petite fille, n’avait pas dit un mot. Comme si elle s’était égarée dans les labyrinthes de son être. J’aurais eu, en me montrant insistant, l’impression de la profaner. Elle était sacrée à mes yeux.
« Seules les choses sacrées méritent qu’on les touche ! D’ailleurs, poursuivit Oscar Wilde, tôt ou tard, elle deviendra votre maîtresse. Mais n’oubliez pas que quand on est amoureux, on commence toujours par se tromper soi-même et on finit toujours par tromper les autres. C’est ce que le monde appelle une histoire d’amour. Et puis, une fois les premiers élans de la passion ou de la compassion passés, tout ce qu’une femme peut faire à un homme est de l’ennuyer si profondément qu’il en perde tout intérêt à la vie. »
Je n’en attendais pas moins de vous, mon cher Oscar. Savez-vous au fait que Le Portrait de Dorian Gray vient de reparaître, tel qu’il figurait sur votre premier manuscrit, avant les censures successives ? « Non, me répondit-il en feignant l’indifférence. Je m’en suis totalement désintéressé. Mes livres ne sont que des masques et, à une époque aussi vulgaire que la nôtre, nous avons tous besoin de masques. Et, comme vous le savez, j’ai choisi de mettre mon génie dans ma vie plutôt que dans mon œuvre. Je l’ai payé au prix fort. C’est sans doute ce qui me donne droit à des fragments d’éternité et au plaisir d’échanger quelques paradoxes avec vous, mon cher Dorian. Mais je redoute le pire pour vous : ce portrait de Basil Hallward qui devrait être accroché ici, au côté des dessins d’Aubrey Beardsley figurant Salomé, vous conduira droit en enfer. »
Je quittai Oscar Wilde très troublé. Il me promettait l’enfer. Je décidai d’en avoir un avant-goût. Trois jours plus tard, j’épousai Sybil Vane.
2. Un rhéteur sans conviction ?
On a souvent traité Oscar Wilde de sophiste, usant d’une logique déstabilisante à la manière des sophistes de l’Antiquité tels Protagoras, Gorgias ou Hippias, déployant une chorégraphie verbale reposant sur du vide. Platon et Aristote dénigraient ces rhéteurs sans conviction. C’est mal comprendre ce qu’était pour Wilde, ce prince du paradoxe, la fonction créatrice de la rhétorique : elle vise à libérer l’individu du joug de la raison critique et, par là même, à lui permettre de s’auto-engendrer. Pour Oscar Wilde, l’être n’est qu’un effet du dire. À la question qui lui fut posée : « Croyez-vous tout ce qui arrive dans les journaux ? » il répondit : « Absolument. Aujourd’hui, il n’y a que ce qui est illisible qui arrive. » Lacan n’est pas loin.
3. Et l’affaire Dreyfus…
Le plus surprenant est que, réfugié à Paris après sa libération de prison, Oscar Wilde se soit lié au moment de l’affaire Dreyfus avec l’officier français Esterhazy, dont il savait le rôle qu’il avait joué dans la condamnation du capitaine Dreyfus, puisque c’est lui qui avait livré des documents secrets à l’attaché militaire allemand en poste à Paris, le major Schwartzkoppen. Pour avoir connu la prison, il aurait pu évoquer la culpabilité d’Esterhazy qu’il fréquenta à plusieurs reprises. Mais il partait de l’idée « qu’Esterhazy est bien plus intéressant que Dreyfus qui est innocent. On a toujours tort d’être innocent, confia-t-il à Henry Davray. Pour être criminel, il faut de l’imagination et du courage ». Esterhazy incarnait, en dehors de toute morale, une position indéfendable et, par conséquent, séduisante. La vocation du dandy est dans la singularité, son apothéose dans la surenchère. En ce sens, Oscar Wilde incarne le dandy absolu. Conscient toutefois « que les paradoxes sont toujours des choses dangereuses », comme il l’écrivit, et qui, de défis en défis, vous conduisent à la geôle de Reading, où il composa ses poèmes les plus bouleversants :
« Dans la geôle de Reading, près de la ville,
Est une fosse d’infamie :
C’est là que gît un homme misérable
Dévoré par des dents de flamme.
Dans un suaire brûlant il repose
Et sa tombe n’a pas de nom. »[/access]
L’exposition « Oscar Wilde, l’impertinent absolu » se tient au Petit Palais jusqu’au 15 janvier 2017.
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